V- s
' ■ J ' - '-i
Ki ■
I
A PROPOS
D'UN CHEVAL
CAUSERIES ATHÉNIENNES
PAR
VICTOR CHERBUL1EZ
GENÈVE
JOËL G HERBULIEZ , LIBRAIRE
PARIS
MÊME MAISON, HUE DE LA MONNAIE, 1(1
1860
A
M. LE COMTE GIBELL1 N l-TORN I EL LI
Vous consentez, mon ami, à ce que j’inscrive votre nom
sur la première page de mon opuscule. Je voudrais, en vé-
rité, que ce nouveau-né fût plus digne de son parrain. Quelle
réponse ferez-vous à ceux qui vous demanderont compte de
cet excès de complaisance? Je prévois que, cherchant des rai-
sons, vous n’en trouverez pas de meilleure que d’alléguer
l’étroite amitié qui nous lie. Cette raison est bonne, et, quant
à moi, je m’en contente. Donnez-la tant qu’il vous plaira, vous
n’avez pas à craindre que je vous démente.
VlCTOK ÜHERBUL1EZ.
Il était revenu d’Athènes depuis peu, et
nous aimions à l’entendre causer de son voyage.
Un soir que nous prenions le thé chez lui, il nous
entretint longuement des modernes Hellènes, de
leurs qualités, de leurs vertus, de leurs défauts, et
de ce rêve obstiné d’un nouvel empire de Byzance,
dont 11e les peuvent guérir ni les notes diplomati-
ques, ni les enseignements de l’histoire.
— Notez, — disait-il, — que par une étrange
contradiction, ces Grecs, amoureux de Byzance, ne
laissent pas pour cela de chômer encore les fêtes
de Miltiade et de Thrasybule. Ne vous avisez pas
de contester qu’ils descendent en ligne droite des
liéros de Marathon, vous vous mettriez sur les
bras de méchantes affaires ; vraiment ils n’enten-
dent pas raillerie sur ce point. J’en ai même connu
qui ne doutaient pas d’avoir payé de leur personne
à Salamine ; tels autres qu’on pourrait nommer se
flattent de 11e s’être point épargnés à Platée, et
j’imagine qu’en s’en donnant la peine, on décou-
vrirait quelque part en Morée le glorieux inconnu
qui tua de sa main Mardonius.
— Je connais, — lui dit l’un de nous, — un
pays qui 11’est pas la Grèce et où chaque année,
dans les fêtes nationales, une demi-douzaine d’ora-
teurs de cantine se disputent la gloire d’immoler,
sous les traits vengeurs de leur éloquence, un cer-
tain Gessler dont vous avez peut-être ouï parler.
— Fort bien, — reprit-il ; — mais chez nos
Athéniens, l’inconséquence est grande de prendre
à leur compte les exploits de la Grèce républicaine
et de s’ingénier en même temps à célébrer les mé-
rites de ces empereurs de Byzance sous le sceptre
tutélaire desquels fleurirent, comme vous savez, la
religion, les arts, la civilisation et la liberté; car
aujourd’hui il n’y va pour eux de rien moins que
9
de réhabiliter le Bas-Empire, en attendant de le
restaurer. L’Angleterre se fâche de ces rêveries, la
Russie s’en divertit, assurée qu’elle est de n’y rien
perdre, et nous autres Philhellènes, il nous vient
quelque scrupule au sujet de cette fantaisie bizarre
d’associer ainsi dans un même culte Miltiade et
Constantin Porphyrogénète, Epaminondas et Mi-
chel l’Ivrogne, les cochers verts et les vainqueurs
d’Olympie, l’oracle de Delphes et les couvents du
mont Athos, et, pour tout dire, Platon et la Pa-
nagia. . .
— Mais après tout, — ajouta-t-il, — si vous le
voulez savoir, les plus grands originaux que j’aie
vus à Athènes n’étaient pas des Athéniens. Vous
vous rappelez peut-être cet abbé espagnol qui
passa par Genève, il y a quelque dix ans, se ren-
dant d’Italie en France, ce grave et taciturne per-
sonnage dont nous ne pûmes rien tirer, hormis
quelques sentences débitées d’une voix brève et
d’un ton décisif. . .
— Je le vois d’ici, — lui dis-je, — un air moi-
tié sauvage et moitié timide, un maintien roide,
des manières un peu gauches où se marquait un
singulier mélange d’humilité et d’orgueil, et avec
10
ceia de grands yeux flamboyants dont s’échap-
paient par moments des regards si terribles, que
tout d’une voix nous déclarâmes qu’il y avait du
cagot et du grand inquisiteur dans son fait.
— J’ai eu depuis lors sujet de m’en dédire, —
reprit-il ; — mais, quoi qu’il en soit, poussé par
son humeur inquiète, ce morose abbé voyagea
longtemps par tous pays, furetant dans les musées
et dans les bibliothèques, bizarre dans ses habi-
tudes, ne liant société avec âme qui vive, jusqu’à ce
qu’il arriva à Paris, où sa bonne étoile lui ayant
fait rencontrer la marquise de F..., elle réussit à
l’apprivoiser et l’attacha à sa personne en qualité
d’aumônier. Je n’étais que depuis trois jours à
Athènes quand, à ma grande surprise, je me
trouvai nez à nez avec notre homme, dans l’un des
carrefours de la rue d’Hermès ; il me reconnut, fit
d’abord quelques pas pour m’éviter, puis se ravi-
sant, vint à moi, me salua avec une politesse com-
passée dont les cérémonies sentaient l’étude, et,
après m’avoir conté en deux mots le changement
qui s’était fait dans sa vie et ses récents voya-
ges dans le Midi en compagnie de la marquise, il
me proposa de me présenter à elle, ce qui de sa
11
part m’étonna et me donna lieu de penser que ses
mœurs s’étaient humanisées.
— Je le crois de bon cœur, — interrompis-je;
— mais qu’avons-nous affaire de cette marquise et
de son abbé? De qui revient d’Athènes, l’Acro-
pole, le Parthénon, Phidias sont l’ordinaire entre-
tien, et, en me rendant ici, c’est de marbres et de
colonnes que je m’apprêtais à vous entendre
parler.
— Qu’à cela ne tienne! — répondit-il en sou-
riant. — Je vous prends au mot. Vraiment j’avais
la générosité de vous épargner, mais, de l’humeur
dont je vous vois, ce serait niaiserie, et puisque
les marbres ont le bonheur de vous plaire, que di-
riez-vous si je vous récitais tout d’une haleine
quatre grands discours qui furent prononcés, moi
présent, en l’honneur d’un des innombrables che-
vaux dont Phidias décora la frise du Parthénon ?
Quatre discours! songez-y bien. J’ai pu résister à
cette épreuve, robuste comme vous me voyez ;
mais vous, chétif, de petite santé... Non, ce serait
une pitié, je vous ferai grâce ; aussi bien ces dis-
cours les ai-je oubliés depuis longtemps.
— Socrate, — lui répondis-je, empruntant les
12
paroles de Phèdre, — si je ne connais pas So-
crate , je ne me connais pas moi-même ; il mou-
rait d’envie de parler, mais il aimait à se faire
prier.
Il se mit à rire.
— A vos risques et périls, — me dit-il. — Mais,
selon le mot du poëte, ab Jove principium, et pour
remonter à la cause première de cette aventure,
il faut que vous retourniez avec moi auprès de la
marquise, de cette belle veuve dont l’abbé m’avait
vanté le mérite et la sagesse , et chez laquelle
m’étant présenté le lendemain, je fus introduit
dans un grand salon qui offrait un aspect étrange.
Les tables, les étagères, les fauteuils, les sophas
étaient surchargés de livres de tout format, traî-
nant pêle-mêle avec des albums, des liasses de
vieux papiers, des cartons, des estampes, des
portefeuilles remplis de dessins d’après l’antique
au trait, à la plume, au lavis, à la sanguine. Au
milieu de cette chambre en désordre, la marquise,
assise devant un guéridon, crayonnait de mémoire
des chapitaux ioniques ; à côté d’elle, un adoles-
cent d’une vingtaine d’années travaillait à un ta-
bleau de chevalet. Un peu plus loin, perché sur
13
un tabouret de velours, un petit homme à la tête
enfoncée dans les épaules, au nez crochu, à l’air
futé, lisait à haute voix dans un gros livre alle-
mand où il était question, autant que je le pus
croire, de la quintessence de l’art, de l’absolu et
de mille autres sujets que les honnêtes gens n’en-
tendent point. Derrière lui se tenait l’abbé, assis
sur le bord d’une chaise, le corps roide et les
mains allongées sur ses genoux, à la façon d’une
divinité égyptienne. De l’autre côté de la chambre,
dans l’embrasure d’une fenêtre et à moitié dissi-
mulé par un rideau, un gros homme court, dont
l’humeur joviale paraissait sur sa figure, se balan-
çait nonchalamment dans une berceuse en tenant
à la main un petit volume qu’apparemment il lisait
en cachette, car, en me voyant entrer, il se hâta
de le cacher sous un des pans de son habit. Enfin,
dans le fond de cette vaste pièce, un personnage
de haute taille, aux cheveux grisonnants, som-
meillait paisiblement, enfoncé dans une bergère,
tandis qu’à ses pieds un joli bichon grignotait de
ses dents pointues une estampe tombée à terre.
Dès que j’eus paru, l’abbé se leva de son siège
et me présenta à la marquise avec une gravité em-
14
pesée, me donnant pour un archéologue consom-
mé, pour un maître sire en matière de beaux-
arts... que sais-je encore? C’était une chose avoir
que ce méchant sournois me décernant ainsi des
éloges ampoulés qui me convenaient comme une
couronne de roses sur la tête d’un âne. . .
— Un âne! — interrompis-je ; — votre humi-
lité est excessive ; tout le monde sait que vous êtes
un homme fort instruit. . .
Il me répondit :
— Je ne vous ferai pas le chagrin de vous con-
tredire ; je suis bachelier, j’en conviens, je pos-
sède mon Lliomond et le Jardin des racines grec-
ques ; je ne manque pas de lecture : je goûte les
poëtes, quand je suis de loisir ; j’aime les arts,
j’en jouis tout comme un autre, et la première fois
que je montai à l’Acropole, je demeurai ébloui,
confondu, reconnaissant dans ce qui s’offrait à mes
regards une perfection qui n’a jamais été égalée
et que ne saurait rêver l’imagination la plus har-
die. Mais d’en trouver le pourquoi, de raisonner
sur les causes et les effets, d’analyser savamment
mon plaisir, point de nouvelles ! Et voilà juste-
ment ce que font tous les jours de leur vie les ar-
15
chéologues consommés, les maîtres sires, comme
dit l’autre. . . Enfin, que voulez-vous? Quand l’abbé
eut dépêché son compliment, la marquise (il n’est
pas à craindre que je l’oublie), après m’avoir fait
une légère inclination de tête, me dit brusquement
et sans préambule :
— A quelle époque, pensez-vous, Monsieur,
qu’on se soit avisé d’orner d’entrelacs la base des
colonnes ioniques et de terminer le fût par un
collier?
Je demeurai bouche béante, et ma figure devait
être fort ridicule, car 1a, marquise partit d’un
grand éclat de rire de petite fille, après quoi, se
tournant vers le dormeur :
— Milord, mon cher oncle! — s’écria-t-elle, —
ré veillez- vous, voici une visite dont vous ferez
votre profit.
Puis elle recommença à tracer ses volutes, ses
oves, ses patinettes, ses gorgerins, ses entrelacs et
ses colliers, sans paraître se soucier autrement de
ma présence ; de son côté, le petit homme à la
mine futée reprit sa lecture où il l’avait laissée,
tandis que votre serviteur, assez interdit, ne sa-
chant que penser de cette singulière réception,
16
maugréait à part soi contre l’abbé, qui s’était re-
mis paisiblement à sa place et dans sa posture de
déesse Pacht.
Heureusement lord F... , en m’apercevant, avait
tressailli de joie comme une araignée qui sent une
mouche s’engager dans sa toile, et il s’élança en
bondissant sur la proie que lui envoyait la Provi-
dence. Il me fit asseoir auprès de lui et se mit à
m’entretenir à voix basse. Quand d’aventure les
Anglais sont expansifs et liants, ils ne le sont pas
à demi. Au bout d’un quart d’heure, nous étions
bons amis, milord et moi. Si je ne me connais
guère en entrelacs, je possède en revanche, au dire
de chacun, une figure qui commande la confiance,
et milord, heureux de trouver quelqu’un à qui
s’ouvrir de ses petits chagrins, m’expliqua d’un
air épanoui qu’il était T homme le plus malheureux
du monde.
— Au milieu des cinq personnes que vous voyez
ici, — me disait-il, — je me sens plus isolé que
Robinson Crusoë dans son île. Car quel commerce,
je vous prie, quel échange de paroles peut avoir
un homme raisonnable avec des écervelés dont
les chimères n’ont pas même le mérite d’être
17
amusantes? Jusqu’au bichon, il n’est céans per-
sonne qui n’ait la tête un peu malade. Ma belle
nièce eut toujours un penchant marqué à l’enthou-'
siasme; il n’y parut que trop pendant le séjour
que nous fîmes en Italie , où Raphaël et le Titien
exercèrent de terribles ravages dans son cœur.
Mais aussitôt arrivés à Athènes, ce fut vraiment
bien autre chose. Il n’est plus question mainte-
nant que de Phidias et de cet autre qui bâtit le
Parthénon. L’antique! l’antique ! voilà le thème de
toutes les conversations. Hors de l’antique, point
de salut! On en disserte à perte d’haleine, on en
raisonne, on en déraisonne, on s’extasie, on tombe
en syncope, c’est une fièvre, c’est un délire, à ce
point que j’ai vu la marquise baiser sur les deux
yeux une grande vilaine chouette de marbre qui
se voit sur l’Acropole, comme en son temps de dé-
votion elle eût fait un agnus ou un scapulaire ; et
dans les moments où l’on consent à oublier un peu
les bas-reliefs, les frises et les colonnades, on
étudie la grammaire grecque, on s’en va lire Pla-
ton à l’Académie, Démosthènes au Pnyx, et, par
conclusion, me voilà menacé d’être confiné à per-
pétuité dans cette méchante petite ville, où je sè-
2
18
che d’ennui. Mon cher Monsieur, soyez convaincu
que le plus grand malheur dans ce monde est d’être
le chaperon d’une charmante femme qui a le cer-
veau fêlé. Vous me direz peut-être : A quoi tient
que vous ne la laissiez ici avec ses chouettes et
ses chapiteaux et que vous ne retourniez manger
du plum-pudding à Londres? Voilà, Monsieur, ce
que je me dis vingt fois le jour, et vingt fois le
jour je me réponds : Milord, vous avez la sottise
d’aimer trop votre nièce et vous ne sauriez vous
passer d’elle un jour durant.
En ce moment le lecteur faisait une pause, et
comme milord avait insensiblement élevé la voix,
la marquise entendit ces derniers mots et s’écria
en retournant la tête :
— Mon cher oncle, il ne suffit pas de dire que
vous m’adorez. 11 fallait ajouter que je suis pour
vous une habitude de trente années, et je vous en
connais de moins longues auxquelles je vous défie
de renoncer.
Puis, faisant un signe au petit homme-:
— Monsieur le chevalier, — lui dit elle, —
continuez votre lecture. Milord s’est mis en de-
19
voir de célébrer mes mérites et je veux lui donner
le temps d’achever mon panégyrique.
— Voyez ce que peut la fureur de l’antique! —
reprit lord A .. en se rapprochant de moi. — La
marquise vient de se vieillir de deux ans. Venez
dire après cela qu’à étudier Platon une femme ne
profite guère! Mais, avec tout son génie, ce Pla-
ton en aurait été pour ses peines, si elle n’eût
trouvé ici deux manières de hiérophantes les plus
propres du monde à l’entretenir dans sa folie. Mon-
sieur le chevalier est un hobereau polonais, atta-
ché a la légation russe d’Athènes ; son principal
mérite est de chevaucher à la grecque, montant à
crû et sans étriers un cheval non ferré ; c’est à cette
noble entreprise qu’il consacre son génie et ses
loisirs; avec cela beau parleur, grand discoureur,
plein d afféterie et de grimaces; encore lui passe-
rais-je tous ses travers s’il n’avait un peu trop de
pente à vous manger dans la main. Quant au petit
Vénitien, — ajouta-t-il en me montrant du doigt
le jeune peintre qui, nous tournant le dos, la tête
penchée sur son chevalet, 11e nous laissait voir de
sa personne qu’un cou blanc comme la neige, om-
bragé de magnifiques cheveux dorés, — pour ce
20
garçonnet, — dit milord, — il est positivement lu-
natique, et je l’ai vu tomber du haut mal devant
un morceau de bas-relief long de six pouces qui
fut déterré l’autre jour à l’Acropole. Mais je suis
trop raisonnable pour lui en vouloir et ne me fâ-
che point de ses convulsions ; c’est son droit, c’est
son métier, étant artiste de profession et ce, dit-
on, de grand talent; au demeurant gentil compa-
gnon, naïf et doux, extravagant de bonne foi; je
soupçonne qu’ après le Parthénon, ce qui le ravit
le plus dans l’univers, c’est ce qu’on en voit dans
les beaux yeux de la marquise. Vraiment ce petit
bonhomme m’amuserait, n’était la déplorable in-
fluence que son enthousiasme ingénu, soutenu des
grimaces du chevalier, exerce sur notre jolie tête à
l’évent. Trois cerveaux brûlés qui font assaut d’ex-
travagance... le cas est grave, et si vous y savez
un remède, vous me ferez plaisir de me 1 ensei-
gner. J’avais espéré trouver du secours dans mon-
sieur l’abbé. Serviteur! L’abbé est un méchant
égoïste et, qui pis est, un sournois dont il est
malaisé de démêler la pensée. Comme la marquise
fait grand état de son mérite et que ses moindres
décisions passent ici pour des oracles, je 1 avais
21
conjuré de représenter à nos fous que leur grande
passion pour l’antique n’était pas d’une âme bien
chrétienne... M’honorant de l’un de ses gracieux
sourires d’ours apprivoisé, il me répondit qu’il y
penserait, qu’il choisirait son moment... Jusqu’au-
jourd’hui il n’a dit mot ; aussi je commence à le
soupçonner de connivence, d’accord secret, de
sourdes intelligences avec l’ennemi, et, franche-
ment,
J’aime eucore mieux uu fou qui dit tout ce qu’il pense
Que ces gens rembrunis, obstinés au silence,
Ou qui ne disent rien qui ne soit compassé.
Dans ma détresse, j’ai recouru aussi au médecin
particulier de la marquise, ce gros homme qui fait
je 11e sais quoi là-bas près de la fenêtre. Il m’a
répondu par une gambade. Autre égoïste que ce-
lui-là, se moquant de tout hors de ses aises. Je
lui rends la justice de croire que l’antique l’ennuie
autant que moi, mais il n’a garde d’en rien mar-
quer, entre avec empressement dans tous les sen-
timents de la marquise, de sa vie ne la contrarie
sur rien. Il se croit un grand sage, pour avoir-
adopté le système du bonheur économique. Un
22
bon lit de plume et dormir dix heures, voilà le
point, le reste est néant. Au reste, il ne faut dés-
espérer de rien, et peut-être prendra-t-il, lui
aussi, la funeste manie des colonnes et la maladie
des bas-reliefs. Cela se gagne, Monsieur ; voyez
plutôt ce sot bichon, accroupi devant une estampe,
de quel air béat il la contemple !... Pour me ven-
ger. — ajouta-t-il, — et décharger ma bile, je
m’en vais produire ce que ma nièce appelle une
dissonnance dans la vie.
Et allongeant le bras vers le bichon, il lui donna
une vigoureuse chiquenaude sur l’oreille droite. Le
pauvre animal poussa un cri perçant; la marquise
fit un geste d’effroi, le petit Vénitien éprouva un
tressaillement nerveux et laissa échapper sa brosse,
le chevalier pensa tomber de son perchoir, l’abbé
bondit sur sa chaise, et il n’y eut pas jusqu’au
docteur qui 11e s’agitât derrière son rideau.
—Méchant Ugly! — s’écria bravement milord,
— osez-vous bien troubler par vos hurlements les
divins concerts du paradis? Mais, marquise, il lui
faut pardonner ; soyez sûre que c’était un cri d’ad-
miration. Vraiment cet animal vous fait le plus
grand honneur ; encore une ou deux leçons, et
23
vous le verrez renchérir sur les pâmoisons de mon-
sieur le chevalier.
En ce moment la porte du salon s’ouvrit et un
homme encore jeune, de très-bonne mine, s’appro-
chant de la marquise, se pencha vers elle pour lui
parler à voix basse. La marquise se replongea
dans ses volutes sans répondre que par monosyl-
labes au nouvel arrivant. Il parut en concevoir de
l’humeur, et, après avoir attendu vainement qu’on
daignât payer à sa personne le tribut d’attention
qui lui était dû, il jeta un regard de travers sur le
petit Vénitien et sur le chevalier, et sortit brus-
quement de la chambre, dont il referma la porte
à grand bruit.
— Le pauvre homme ! — me dit mélancolique-
ment milord ; — il est encore plus malheureux que
moi.
Et se mettant à rêver, il resta immobile et si-
lencieux, jusqu’à ce qu’un domestique rouvrit la
porte pour crier : Madame la marquise, les che-
vaux sont prêts.
En un clin d’œil tout le monde fut sur pied. La
marquise sortit quelques instants et reparut vêtue
de son amazone et coiffée d’un chapeau à plumes
24
qui lui allait à ravir. S’avançant vers moi , elle me
proposa d’un air gracieux de prendre ma part aux
divertissements d’une promenade à cheval en plein
midi, au mois d’août, sous le ciel brûlant de l’Atti-
que. Je la priai de m’excuser et alléguai une af-
faire qui m’appelait chez moi.
— On n’a point d’affaires à Athènes, — me ré-
pondit-elle d’un ton impérieux. — Mais si vous
n’êtes pas cavalier, dites-le franchement. Vous
êtes ici sur terre libre ; chacun fait ce qui lui plaît,
moi la première. Toutefois, j’exige que vous nous
restiez à dîner, et pendant notre absence milord
vous tiendra compagnie. C’est un honneur qu’il ne
céderait volontiers à personne.
— Assurément, Madame, — dit lord A..., —
car, par le temps qui court et sur cette terre libre
que nous habitons, c’est un événement rare que la
rencontre d’un homme de bon sens. Mais j’ai juré
de ne jamais vous laisser chevaucher sans moi,
vous profiteriez de l’occasion pour vous rompre le
cou.
— En ce cas, — dit-elle, — c’est l’abbé qui
vous relèvera de sentinelle. Monsieur l’abbé, vous
me répondez de votre prisonnier. Sous aucun pré-
25
texte vous ne le laisserez s’évader. Car j’ai été
peu aimable ce matin, et je tiens à lui prouver à
mon retour qu’en dépit de mes chouettes, je suis
une femme aussi supportable que telle et telle qui
ne lisent pas Platon.
Là-dessus elle sortit et descendit l’escalier ra-
pidement, suivie de sa nombreuse escorte. Je me
mis à la fenêtre pour les voir partir. Milord m’a-
vait dit vrai, on amena au chevalier un cheval
sans selle et sans étriers, embouché d’un mors qui,
selon l’usage des anciens , n’avait point de bran-
ches, les rênes partant des deux coins de la bou-
che recouverts par des bossettes, et j’admirai
comme le petit homme s’enleva lestement de la
main gauche et enfourcha d’un saut sa monture,
tandis qu’à grand’peine deux domestiques réussis-
saient à hisser le docteur sur la sienne. Quand tout
le monde fut en selle, la marquise piqua des deux
et milord s’élança à ses côtés, suivi de près par le
chevalier et le Vénitien, et d’un peu plus loin par
le gros docteur qui , se sentant en danger d’être
distancé, enfonçait ses éperons dans le ventre de
son cheval, et à chaque temps de galop rebondis-
sait lourdement sur ses arçons.
26
Quand la cavalcade eut disparu dans un tour-
billon de poussière sur la route de Cephissia, je
quittai la fenêtre et me rapprochai de l’abbé, à qui
avait été commis le soin de me divertir. A vrai
dire, il ne semblait pas d’humeur à y prendre
grand’peine. Assis en face l’un de l’autre, nous de-
meurâmes quelque temps sans rien dire, jusqu’à
ce que, faisant un effort :
— Vous devez être satisfait, — me dit-il, —
de l’accueil que vous a fait la marquise.
— Je vous suis obligé de me le dire, — répon-
dis-je; — franchement, je ne m’en doutais pas.
— Vraiment oui, — reprit-il. — La marquise
n’a pas accoutumé d’être d’un abord si facile. Mais
il est sage d’essuyer de bonne grâce les inégalités
de son humeur; car c’est une personne fort bonne
à connaître, une intelligence supérieure, beaucoup
de talents, dessinant bien, bonne musicienne, l’es-
prit très-orné, beaucoup de savoir et de goût, et,
ce qui vaut mieux encore, obligeante, serviable,
amie sûre, dévouée et de bon conseil.
Il me fit ce portrait de sa patronne du ton d’un
cornac démontrant pour la millième fois son tigre
royal.
27
— La marquise a-t-elle beaucoup voyagé? —
lui demandai-je.
— Elle 11e s 'était guère éloignée de Paris jus-
qu’à notre départ pour l’Italie. Bien que sa mère
fût Anglaise, elle n’a jamais visité l’Angleterre;
si elle y allait un jour, ce serait en l’honneur des
marbres grecs du Musée britannique; mais je doute
qu’elle puisse s’y décider; il lui répugne d’aller
voir ces pauvres antiques grelottant dans le brouil-
lard de Londres.
— Son veuvage a-t-il déjà duré longtemps ?
— A peu près quatre ans.
— Et elle ne songe pas à se remarier ?
— C’est selon, — me répondit-il, et tirant
de sa poche un petit carnet qu’il me montra de
loin sans me permettre d’y toucher, il me dit
gravement :
— Voici un petit registre en partie double que
je tiens par son ordre; dans la colonne de gauche
j’inscris à l’encre rouge les raisons qu’elle a de ne
se pas remarier, et à l’encre noire, dans la colonne
de droite, les motifs qu’elle a de ne point rester
veuve. Il y a six mois, nous en étions à trente
contre trente ; depuis peu notre colonne de gauche
28
s’est enrichie de deux raisons rouges; que la ma-
jorité vienne à se déplacer, et ce jour-là nous nous
préparerons à convoler.
— Et le choix du mari possible est-il déjà fait?
— Attendez, — me dit-il, en tirant de sa poche
un second carnet ; — voici un autre registre, qu’on
pourrait appeler notre cahier des charges; c’est la
liste des conditions à remplir pour mériter notre
main. Il en est quinze jusqu’à présent, et je con-
nais quelqu’un qui en remplit treize. La quinzième
portait, il y a un an, qu’il fallait s’engager à vivre
à Florence ; trois mois plus lard, nous avons rem-
placé Florence par Venise, et plus récemment en-
core par Athènes.
Puis, remettant en poche les deux carnets, il
répéta l’éloge de la marquise exactement dans les
mêmes termes qu’il avait fait la première fois :
« C’est une personne fort bonne à connaître ; une
intelligence supérieure, beaucoup de talents... »
Vous savez le reste; mais vous imagineriez diffi-
cilement le ton sérieux du personnage en récitant
ainsi sa leçon.
— Monsieur l’abbé, — lui dis-je, — comment
appelez-vous ce quadragénaire de bonne mine qui
29
a fait ici une si courte apparition et nous a quittés
d’un air si contrarié?
— C’est un gentilhomme français, le comte de
B..., — me répondit-il.
— Le comte de B..., — repartis-je, — ne se-
rait-il point le prétendant qui remplit treize des
conditions du cahier des charges ?
— Vous devenez indiscret, — me dit-il en sou-
riant du bout des lèvres. — Puis il ajouta : — Si
ma conversation vous ennuie, ne me forcez pas à
parler. La marquise vous l’a dit, vous êtes ici dans
l’abbaye de Thélème. On lit sur notre porte : Fay
ce que vouldras. Si vous aimez la lecture, prenez
un livre, pendant que je repasserai un chapitre
de mon bréviaire.
— Vous dites bien, — lui répondis-je. — On
trouve ici comme à Thélème dame de hault paraige,
fleur de beaulté , à céleste visaige , — et ces aimables
seigneurs tant noblement apprins qu’il n’estoit entre
eulx celluy ne celle qui ne sceust lire , escripre, parler
de cinq à six languaiges, et en iceulx composer , tant
en carme qu’en oraison solue ; — toutefois, s’il m’en
souvient, de Thélème les matagots étaient exclus,
tandis qu’ici la folie me parait assez en honneur.
30
Mais il ne m’entendait plus, plongé qu’il était
dans son bréviaire, et je me vis forcé de me con-
former à son conseil et de me mettre en quête d’un
livre. Je ne me souciais dans ce moment ni de la
grammaire grecque de Krüger, ni même de Platon
ou de Thucydide. Heureusement j’avisai dans un
coin le petit volume que tenait en main le docteur
à mon arrivée, et qu’en partant pour la promenade
il avait laissé sur un guéridon. Je m’en emparai.
C’étaient les contes d’Hamilton, plus goûtés, pa-
raissait-il, de cet honnête épicurien que les gros
livres allemands sur la quintessence de l’art. Je me
mis à relire les Quatre Facardins, et j’en étais à
l’endroit où U beau 'pèlerin prenant la parole : Bel étran-
ger , dit-il , si vous entendez la langue que je parle, je vous
prie de m’enseigner où je pourrai trouver une femme , —
quand la marquise reparut, accompagnée de ses
servants. En dépit du soleil et de la poussière,
elle était pimpante et fraîche comme une rose.
Après m’avoir salué gracieusement, elle nous quitta
pour aller vaquer à sa toilette, et au bout d’une
demi-heure on se mit à table. Le dîner se passa
bien. La marquise devisa fort sensément des choses
de la vie , milord mangea beaucoup plus qu’il ne
31
parla, le docteur nous égaya par ses lazzis assai-
sonnés d’un sel qui, à vrai dire, n’était pas atti-
que, le chevalier disserta avec chaleur, Nanni
(c’est ainsi que se nommait le jeune Vénitien) causa
discrètement ; il avait une voix argentine qui re-
muait, le cœur, et ses moindres propos respiraient
la douce candeur de son âme ; quant à l’homme au
bréviaire, il était taciturne selon sa coutume, et
le peu qu’il disait ne respirait point la candeur,
mais la gravité étudiée du plus mystérieux de tous
les abbés. Après dîner nous fîmes une prome-
nade au jardin de la reine, et au retour nous trou-
vâmes le comte de B... qui nous attendait. La
marquise lui fit un accueil glacé, et il affecta de
ne pas s’en apercevoir. On se mit à parler de la
sculpture polychrome, et le comte soutint que le
mariage de l’or et de l’ivoire dans les statues co-
lossales des anciens était un trait de barbarie et
que la Minerve chryséléphantine du Parthénon
n’avait pu être qu’un monstre. Je ne sais s’il était
de bonne foi , mais il persiflait avec grâce l’en-
thousiasme de la marquise et de ses amis. Le che-
valier finit par s’échauffer, ses emportements ne
firent qu’animer la verve railleuse du comte, et la
32
marquise, impatientée de ses profanes brocards,
se leva en colère et pria Nanni de se mettre au
piano avec elle, ce qui parut déplaire si fort à l’ai-
mable railleur qu’il prit son chapeau et sortit. Les
deux exécutants jouèrent avec une admirable ex-
pression la seconde symphonie de Beethoven f
dont l’adagio est un chef-d’œuvre. Lord A... s’en-
dormit profondément ; l’abbé se tenait dans une
parfaite immobilité, et je crus un moment qu’il
dormait aussi, car il avait les yeux fermés. Mais,
après les derniers accords du finale, il les rouvrit,
et je m’aperçus qu’ils étaient pleins de larmes.
Avait-il les yeux tendres, ou bien la musique le
faisait-elle pleurer? Question délicate que je ne
me sentis pas en état de résoudre.
A dater de ce jour, je partageai mon temps de
manière à en donner beaucoup à la marquise. La
douce folie qui régnait à l’abbaye de Thélème ne
me déplaisait point et je n’écoutais pas sans plai-
sir les divagations des Thélémites sur l’art et la
philosophie. Le chevalier lui-même trouvait grâce
à mes yeux. Au fond, ses propos étaient sensés, il
n’y avait d’exagération que dans ses gestes. Quand
il lisait Platon, il était sujet à des clignements
33
d’yeux mystiques, il avait des larmes dans la voix,
se rengorgeait comme une colombe amoureuse,
roucoulait, renversait la tête, minaudait, grima-
çait. Ses commentaires étaient d’un homme in-
struit, on regrettait seulement qu’ils fussent débités
d’un ton emphatique, avec des démonstrations ou-
trée^ et dans un style plein d’évanouissements. Pour
Nanni, il n’affectait rien ; c’était une âme très-sé-
rieuse et très-naïve, en qui l’amour de l’art était
devenu une religion, âme limpide et transparente
comme un diamant de la plus belle eau. Doué d’un
sens exquis du beau, d’une délicatesse de sensitive
et d’un caractère aimant et passionné dans tous ses
attachements , une sorte de pudeur innée empê-
chait de se répandre ce cœur incapable de se re-
fuser ; aussi ce jeune enthousiaste était sans cesse
occupé à se contenir et disait toujours beaucoup
moins qu’il ne sentait , tout au contraire du che-
valier, qui le traitait en enfant. De tout temps, on
le sait, ce fut l’ordinaire des grains de rassade bien
sertis de dédaigner les cabochons.
Je vous l’ai déjà dit, je me flatte de savourer
aussi bien qu un autre les jouissances suprêmes
que donnent les arts, mais je n’y suis pas égale-
3
34
ment porté à toutes les heures du jour, et ma fa-
culté admirative est soumise à la loi des intermit-
tences. Après que la vue du beau m’a enlevé à
moi-même, mon âme éprouve le besoin de rentrer
chez elle, de faire le tour de son petit ménage, de
vaquer à ses petites affaires, de demander un ou-
bli momentané des choses célestes à d’honnêtes
dissipations ou à d’innocentes questions de pot-au-
feu. Aussi j’enviais à nos Thélémites leur don de
jouir et de sentir sans se lasser, ce génie contem-
platif qui jamais ne se donne de relâche, jamais
ne sent le besoin de chômer; mais à ne vous pas
mentir, tout en les enviant, j’appréhendais pour
eux quelque fâcheuse métamorphose, me rappe-
lant ce que rapportait Socrate au sujet de ces
hommes qui, lors de la naissance des Muses, trans-
portés de plaisir et ne songeant plus qu’à chanter,
oublièrent de manger et de boire. Ces fanatiques,
s'il en faut croire le fils de Phénarète, mouru-
rent sans s’en apercevoir, et c’est d’eux que na-
quirent les cigales, lesquelles ayant reçu des Muses
le don de chanter éternellement en vivant de ro-
sée, conversent à l’envi sur les choses divines dans
l’épaisseur des ramées et se moquent sans pitié
35
* des esclaves et des brebis s’endormant sur l’heure
de midi autour de la fontaine. »
Toutefois la marquise ne se moquait point de
moi. Elle me savait même gré du plaisir que milord
trouvait dans ma société. J’écoutais patiemment
les doléances de cet excellent homme, et je m’ap-
pliquais à le consoler. A vrai dire, il m’en voulait
un peu de ce que je ne m’ennuyais pas à Thélème ;
il s’étonnait plus encore que la Grèce ne me parût
point un insupportable séjour; mais j’étais loin
de lui donner raison là-dessus. Athènes me sem-
blait une ville fort agréable, et je connaissais bon
nombre d’ Athéniens très-aimables et très-cultivés ;
leur conversation m’intéressait, leur caractère
m’inspirait la plus vive estime, j’admirais leur pa-
triotisme , souvent plus ardent qu’éclairé , mais
toujours prêt à prouver sa sincérité par d’héroï-
ques efforts et de nobles sacrifices, et j’aimais à
rêver avec eux un glorieux avenir pour leur pa-
trie, bien que je l’entendisse autrement.
Un jour, au reste, je fis convenir milord que
l’ennui était une maladie organique à laquelle il
avait été sujet dès sa naissance.
— Hélas! oui, — me dit-il en soupirant; —
36
c'est plus fort que moi, je m’ennuie partout. Mais
la nature m’a doué d’une propriété merveilleuse
qui jusqu’ici m’a préservé du dégoût de la vie. Fi-
gurez-vous qu’à l’ordinaire je ne me doute pas
que je m’ennuie. Ainsi, pendant tout le temps que
j’ai passé à Paris, j’étais convaincu que je menais
la vie la plus heureuse et la plus réjouissante. A
peine en fus-je parti, cette illusion s’évanouit et je
dus me confesser, en prenant ma tête entre mes
deux mains, que mon prétendu bonheur avait été
un mensonge que je m’étais fait à moi-même ; en
réalité, pensant me divertir, je n'avais pas eu trois
quarts d’heure de véritable plaisir, et je frisson-
nais à la pensée de recommencer la vie qui m’a-
vait tant charmé. Mais, à Athènes, il n’en va pas
comme à Paris ; aussitôt arrivé, j’ai reconnu que
je ne m’amusais pas le moins du monde, et il me
tarde de quitter cette maudite ville et de retourner
dans un pays où je puisse m’ennuyer sans m’en
apercevoir.
— Il y a encore de la ressource, — lui répon-
dis-je. — Puisqu’il ne s’agit que de "vous tromper
vous-même, c’est affaire à vous de réveiller de son
sommeil le sophiste que la nature vous donna pour
37
consolateur et dont l’éloquence vous a si bien
abusé jusqu’à présent, Priez-le de vous démontrer
soir et matin qu’Athènes est le séjour le plus dé-
licieux de la terre, que les beafsteacks y sont ex-
quis, les raouts charmants et l’opéra-comique ado-
rable; pour vous rendre heureux, il ne lui est be-
soin que de payer d’impudence.
— Ah! me dit-il, — tout cela n’y servirait de
rien. Sous ce ciel toujours bleu qui me désole, il
est devenu moins persuasif ou je suis devenu moins
persuasible.
Je voyais souvent le comte de B... Outre qu’il
me plaisait par la franchise de son caractère et
les agréments de son esprit, son chagrin m’inté-
ressait, car il avait beau s’appliquer à le dissimu-
ler, en dépit de ses efforts, son visage et ses ma-
nières trahissaient sa souffrance , dont la cause
était facile à démêler. Je fus bientôt convaincu
qu’il était réellement ce prétendant naguère en
passe d’être agréé, dont m’avait parlé l’abbé;
mais, après l’avoir écouté favorablement, on s’é-
tait refroidi pour lui et on le lui marquait en toute
rencontre. A la vérité, je ne pouvais m’empêcher
de croire que, par un peu de complaisance, il eût
38
facilement désarmé les rigueurs de la marquise ;
malheureusement il n’avait pas l’humeur accom-
modante, et après avoir raillé tout doucement les
fantaisies musquées de la belle veuve, s’animant
au jeu, comme il arrive d’ordinaire, et excité par
la vivacité de ses ripostes, il avait rompu en vi-
sière à ses enthousiasmes, à son archéologie, à sa
grammaire grecque, à ses frontons, et par-dessus
tout à son petit Vénitien qu’il ne pouvait souffrir.
Il se moquait aussi du superbe mépris qu’elle avait
tout à coup affecté pour le monde , pour les sa-
lons, pour les plaisirs bruyants, pour ce qu’elle
appelait le joug des conventions sociales, et il
avait déclaré une guerre à outrance à ses rêves de
solitude, de retraite, de vie contemplative consa-
crée au culte des Muses. Mieux conseillé, il lui
aurait laissé le temps de se fatiguer de ses son-
ges et d’user ses chimères. Les caprices d’une
jolie femme ne durent guère, à moins qu’on ne
fasse la faute de les contrarier et que son amour-
propre offensé ne se mêle d’intéresser la partie.
Assurément il y avait peu d’apparence que le sé-
jour de la Thébaïde convint longtemps à une ai-
mable marquise, habituée à promener ses charmes
39
dans les plus brillants salons de Paris, et l’on pou-
vait croire qu’après avoir joué pendant quelques
mois à ces jeux innocents quelle appelait le culte
des Muses, l’enthousiasme et l’amitié platonique,
elle ne tarderait pas à rentrer dans son caractère
et à rabattre de ses fiers dédains pour le monde,
les mondains et les mondanités. Mais le comte
manqua de souplesse et de patience; ses épi-
grammes souvent acerbes piquèrent au vif la mar-
quise, elle lui en témoigna son ressentiment, et
bien qu’il affectât de ne s’en point soucier , le
pauvre homme souffrait cruellement d’une dis-
grâce qu’il s’obstinait à aggraver chaque jour, et
on le rencontrait souvent errant au hasard dans
les rues d’Athènes, 1a. tête inclinée, les yeux atta-
chés au sol, le front soucieux et l’air dolent.
Un matin , milord entra brusquement dans ma
chambre, sans se faire annoncer, et, se jetant
dans un fauteuil :
— Tout est perdu! — s’écria-t-il d’un ton la-
mentable; — le comte de B... n’épousera pas ma
nièce, il est brouillé à jamais avec elle; hier soir,
en ma présence, il lui a fait une scène qui s’est
terminée par une injonction impérieuse de défen-
40
dre sa porte au petit Vénitien. Elle n'en a fait
que rire. Il est sorti furieux, et ce matin, au Pirée,
il a pris passage sur le vapeur grec en partance
pour Kalamaki. J’en ai porté la nouvelle à la mar-
quise, elle a ri plus fort. Peste soit des fous qui
lui ont détraqué l’esprit !
Milord était réellement désespéré.
— Songez, — me dit-il, — que du jour où feu
le marquis trépassa, je logeai dans la tête que voici
un ferme propos de remarier la marquise. Je ne
vous ferai pas le détail de mes raisons. La meil-
leure est que j’en avais la plus grande envie ; ce
petit projet s’était formé de lui-même dans ma cer-
velle, et n’étant pas très-fertile en idées, il est na-
turel que je tienne extrêmement au peu que j’en
ai. Mais le premier mariage de la marquise n’a-
vait pas été parfaitement heureux, et il était diffi-
cile de la résoudre à aliéner une seconde fois sa
liberté. Je ne m’y épargnai pas. Parmi les pour-
suivants qui s’étaient mis en campagne, j’eus bien-
tôt remarqué le comte de B. . . Vous le connaissez ;
on n’a pas plus de mérite, ni plus de sens, ni plus
de cœur, et, pour le trancher net, de tous les
hommes que j’ai eu le loisir d’étudier, c’est le plus
41
sage, le plus doux, le plus égal d’humeur, le plus
constant dans ses attachements , le plus entendu
dans l’art de vivre, le plus capable de tout point
de faire le bonheur d’une femme. Je détaillai
toutes ses perfections à la marquise, qui finit par
lui rendre justice, et quand le comte lui demanda
sa main : « Écoutez, lui dit-elle, laissez-moi jouir
quelque temps encore de ma liberté ; je m’en vais
voyager pendant dix-huit mois et satisfaire toutes
sortes de petites curiosités qui me sont venues de-
puis peu et qui commencent à m’importuner. Ma-
riée au sortir du couvent avec un homme perclus,
qu’ai-je vu du monde ? A peu près rien et, vous le
savez, quiconque ne voit guère , na guère à dire
aussi. L’humeur inquiète l’emporte. Ne pleurez
point, deux uns au plus rendront mon âme satisfaite,
et je vous donnerai réponse. » — Notez qu’en par-
lant ainsi, son sourire promettait beaucoup ; car,
vous ne l’ignorez pas, ma nièce a deux visages,
celui que lui font ses sourcils et qui ne vaut rien
du tout, et celui que lui fait son sourire, visage
charmant dont les attraits irrésistibles ont fait
trotter bien des imaginations. Ce jour-là ses sour-
cils ne disaient mot, on ne les voyait plus, tant les
42
coins de sa bouche étaient gracieux, aimables, en-
gageants, persuasifs. . . Mais j’ai tout gâté par mon
imprudence. Quand j’ai vu les dévastations que
faisaient les bas-reliefs dans son cœur, m’alarmant
de ses absurdes projets de méditer à perpétuité
les classiques grecs sur les bords pelés de l’Ilissus,
je me suis dit : Faisons jouer le grand ressort, —
et sottement j’ai écrit à notre ami : Venez vite, on
est tombé malade, apportez votre trousse et votre
lancette. . . Hélas ! le maladroit n’a pas su s’y pren-
dre, n’a fait qu’irriter, que rengréger le mal...
Aujourd’hui tout est perdu , Monsieur , et j’en
pleurerais de rage.
Et là-dessus il recommença sa litanie, s’écriant
à peu près comme Gorgibus : Vous qui êtes cause
de sa folie, sottes billevesées, pernicieux amuse-
ments des esprits oisifs, romans, vers, chansons,
sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les
diables !
Je lui dis de se calmer, de reprendre courage,
l’assurant qu’on avait souvent vu se raccommoder
des alfaires bien plus gâtées, mais pour toute ré-
ponse il hochait la tête d’un air consterné, et il est
certain que ce jour-là et le suivant la marquise ht
43
paraître une sérénité, un enjouement qui n’étaient
pas propres aie rassurer. J’observai également que
le chevalier avait un air de satisfaction qu’il ne
cherchait pas à dissimuler. Nanni aussi, l’humble
Nanni respirait plus librement, sa démarche était
plus légère ; on sentait comme une joie secrète
répandue dans tout son être. Qu’espérait-il ? Rien
assurément. Il y a des imaginations qui, pour être
heureuses, n’ont pas besoin de l’espérance. Le
rêve leur suffit.
En me quittant, milord m’avait dit : Le jour
où ma nièce épousera le chevalier, je me pendrai
à l’un des oliviers de l’Académie.
Et je lui avais répondu : Ne choisissez pas en-
core votre arbre ; le danger n’est pas pressant. Seu-
lement, si vous m’en croyez, point de reproches à
la marquise ; laissez le chevalier lui parler de Phi-
dias jusqu’à satiété, et vous-même gardez-vous de
lui parler du comte. Je vous garantis que vous
vous en trouverez bien.
Mais milord n’entendait rien à cette politique,
et recourant de nouveau au docteur et à l’abbé, il
les conjura d’épouser les intérêts du comte et d’in-
tercéder en sa faveur. Le docteur lui répondit en
44
riant : Riottes et noiséttes d’amoureux, aiguillons et
rafraîchissements d’amour. L’abbé l’assura, comme
il avait fait la première fois, qu’il s’en occuperait
sérieusement, mais qu’il aurait soin d’attendre une
occasion favorable, et son flegme exaspéra telle-
ment milord qu’il dut se faire violence pour ne pas
le battre.
Quelques semaines plus tard il me dit :
— Assurément ma nièce n’est pas en voie de
guérir. Je commence même à craindre qu’elle ne
devienne tout à fait folle.
— Elle épouse le chevalier? — lui dis-je.
— Cela viendra, n’en doutez pas, me répondit-
il. — Mais en attendant elle me fait lever tous les
matins à quatre heures pour l’accompagner à votre
maudite Acropole, où elle s’en va copier des grou-
pes équestres de la frise du Parthénon. Quand le
soleil l incommode, j’ouvre un grand parasol et je
lq tiens étendu sur sa tête, jusqu’à ce qu’elle ait
fini son crayon. Jugez du plaisir que je prends à
cet exercice. Mon malheur veut qu’elle ne soit ja-
mais contente de sa copie ; chaque soir elle dé-
chire en morceaux celle qu’elle a faite le matin, et
le lendemain c’est à recommencer. Hier, au milieu
45
de son travail, elle s'enfonça dans une si grande
rêverie que je ne pus m’empêcher de lui dire : En
vérité, ma chère Lucile, vous m’inquiétez. Seriez-
vous devenue amoureuse de ce bas-relief? — Elle
se mit à rire, mais non sans rougir un peu, et elle
me répondit : Oui, milord, ce cheval me paraît
d’une beauté merveilleuse, et je vous prierai l’un
de ces jours de courir le monde avec moi jusqu’à
ce que nous découvrions un des descendants de
celui qui servit de modèle à Phidias. — Et main-
tenant qu’en pensez-vous? n’est-ce pas une chose
qui fait frémir? Vous la connaissez, elle est capa-
ble de le faire comme elle le dit. Vous me répon-
drez que ce sera pour moi un moyen tout comme
un autre de quitter Athènes. Mais il me chagrine-
rait de sortir du purgatoire par la porte de l’enfer, et
je ne me soucie pas d’aller courir jusqu’ aux Grandes-
Indes à la recherche d’un cheval qui ne se trou-
vera pas, celui dont je vous parle ayant je ne sais
quoi de particulier qui n’est pas dans la nature,
bien que le premier cheval anglais venu le passe de
bien loin en élégance et en beauté.
— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, —
lui dis-je. — A mon sens, les chevaux du Parthé-
46
non sont les plus beaux qui soient au monde. Mais
je m’étonne de vous voir prendre ainsi au tragique
une plaisanterie de la marquise; ne voyez-vous
pas qu’elle s’amuse à vous faire peur ?
— Une plaisanterie ! — fit-il. — Mais ne l’ avez-
vous pas entendue vous-même déclarer l’autre jour
d’un ton solennel qu’il n’y a de sérieux dans ce
monde que ce qui paraît plaisant au vulgaire des
hommes, s’appuyant pour justifier sa thèse de
l’autorité d’un certain Allemand qui a dit : L’homme
n’est vraiment sérieux que lorsqu’il joue? — Croyez-
moi, sa tête se dérange tout à fait, les plus insi-
gnes folies s’accréditent auprès d’elle avec la plus
étrange facilité ; elle e.-t devenue la proie des char-
latans, des opérateurs, des souffleurs, et il n’est
plus de marchand d’orviétan qui ne lui fasse ac-
cepter ses drogues, ni de monnaie de singe qu’elle
ne prenne pour argent comptant.
— Il y aurait là-dessus, — lui dis-je, — beau-
coup à répondre. — Mais, dites-moi, de tous les
chevaux de la frise, lequel a obtenu l’honneur
d’être distingué par la marquise?
— Vous rappelez-vous, — me dit-il, — celui qui
ramène la tête et que monte un grand cavalier à
47
la tête coiffée de ce que nia nièce appelle un pilos
arcadien, c’est-à-dire un chapeau à larges bords
assez semblable à celui que portait le comte
de B...?
— Fort bien, — lui dis-je, — la marquise n’a
pas mauvais goût. Toutefois je soupçonne que le
cavalier lui agrée plus encore que le cheval.
— Quoi ! ce cavalier qui a perdu son nez à la
bataille des siècles?
— Laissez , — repris-je , — en dépit de sa
balafre, il lui est resté un certain air de tête, une
certaine façon de pencher le cou... Je ne m’ex-
plique pas, mais je voudrais gager... Allons, ras-
surez-vous, peut-être ce nouvel entêtement est-il
une crise salutaire...
Il n’en voulut rien croire, soutint que la situa-
tion empirait chaque jour, et quelques instants
après me confessa qu’il avait reçu du pauvre amant
rebuté une lettre pleine des doléances les plus
amères, et que l’ayant voulu montrer à la mar-
quise, elle lui avait interdit sèchement de lui ja-
mais reparler d’un homme qui lui avait manqué
de respect. Je le grondai bien fort de sa mala-
dresse et le conjurai de nouveau de ne plus son-
48
ner mot du comte. A ce prix était la prompte gué-
rison de la marquise.
— Notre gros docteur n’a pas si grand tort, —
lui dis-je, — qui affirmait l’autre jour que tout le
secret de la médecine est de laisser faire la na-
ture; et moi qui ai quelque foi en l’homoeopathie,
j’ajoute : Similia similibus. Tout est là.
Et vraiment je croyais m’apercevoir que la na-
ture commençait déjà d’agir ; car, bien qu’elle s’en
cachât avec soin, la marquise avait par moments
l’air pensif et préoccupé; elle était devenue plus
impatiente, plus irritable. Le moindre contre-
temps, la plus légère contrariété prenaient sur
son humeur, et, pour parler comme milord, c’é-
taient le plus souvent ses sourcils à qui revenait
l’emploi de lui faire un visage. L’inquiétude de ses
pensées s’exprimait aussi par un certain mouve-
ment du pied droit dont j’entendais très-bien le
sens. Un jour, pendant que le chevalier faisait une
lecture, je le vis, ce joli petit pied, chaussé d’une
babouche orientale relevée de broderies d’or, se
promener sur une grande rose blanche du tapis
avec un air d’agitation croissante qui était vrai-
ment fort éloquent. Et lui parlant tout bas : « Tu
49
n’es pas content, — lui disais-je ; — le gros livre
allemand et le petit monsieur qui le lit ne suffisent
pas à ton bonheur. Je comprends, tu ne peux te
souffrir céans, tu voudrais courir Dieu sait où, et
de force ici retenu tu fatigues par tes trépigne-
ments la grande rose blanche qui n’en peut mais...»
Cependant, à vrai dire, c’étaient de ma part des
suppositions quelque peu hasardées et dont la jus-
tesse me semblait par moments douteuse à moi-
même. Le visage de la marquise respirait quel-
quefois un contentement parfait, et quand le petit
pied pressait avec une vigueur incomparable les
pédales du piano ou qu’il piaffait triomphalement
sur le bel escalier de marbre des Propylées, il était
assurément à mille lieues de toute mélancolie.
Il y avait à peu près deux mois que le comte
de B... était parti, quand par une belle matinée
du commencement de l’automne, étant montés tous
sur l’Acropole, nous nous arrêtâmes quelques mi-
nutes à considérer des fouilles qui se faisaient à
l’est du Parthénon. D’ordinaire ce genre de spec-
tacle intéressait vivement la marquise; à chaque
coup de bêche elle s’attendait à voir sortir de terre
le bras ou la jambe d’une statue, et les plaisirs de
i
50
l’espérance la consolaient de la rareté des trou-
vailles. Mais ce jour-là elle était distraite, et pré-
textant que le soleil l’incommodait, elle nous quitta
brusquement pour aller s’asseoir sous le péristyle
occidental du temple. Nous ne tardâmes pas à l’y
rejoindre, et nous étant fait apporter des coussins
et des pliants par les gardiens de l’enclos sacré,
nous prîmes place auprès d’elle et commençâmes
à causer. Cependant, je ne sais pourquoi, contre
la coutume, personne n’était en verve et la conver-
sation expirait à chaque instant , — et moi, con-
templant le joli pied dont j’aimais à étudier le
langage, je le vis d’abord se posant délicatement
sur son talon , se balancer de droite à gauche et
de gauche à droite, puis dessiner avec la pointe
de sa bottine de petites arabesques bizarrement
entrelacées, après quoi il se mit à se glisser rapi-
dement le long du joint de deux dalles de marbre,
et enfin, de dépit, il frappa trois coups très-secs
sur la pierre. Décidément la marquise s’ennuyait,
et levant les yeux sur son visage, je vis se former
sur son front sourcilleux un pli menaçant qui an-
nonçait un orage prêt à éclater.
— En vérité, Messieurs, — dit-elle en jouant
51
de l’éventail, — vous n’êtes pas plus heureux dans
vos fouilles que les ouvriers qui travaillent ici
près ; vous avez beau vous creuser l’esprit, il n’en
sort rien qui vaille. Souffrirez-vous que l’ennui
vienne nous chercher ici, au pied de ces colonnes,
à l’ombre du lieu saint? C’est une aventure dont
rien ne pourrait effacer la honte.
A ces mots, le docteur, assis sur un coussin, fit
un geste d’effroi.
— Vous, Madame, — s’écria-t-il, — vous en-
nuyer dans notre société ! Ah ! pour prévenir un
si grand malheur, il n’est rien dont je ne sois ca-
pable. Vous n’avez qu’à commander, Madame.
Désirez-vous que je joue Polichinelle , que je
chante un air de bravoure, que je vous improvise
un sonnet, que je vous danse une sarabande ? Dis-
posez de moi, je suis prêt à tout.
Et parlant ainsi, il se mettait en devoir de se
lever; mais la marquise lui fit signe de rester
assis.
— Je vous tiens quitte, — lui dit-elle, — de
vos tours de force et n’ai que faire de pantalon-
nades et de pas de zéphire ; un peu de bonne con-
versation serait bien mieux mon compte.
52
— Qu’à cela ne tienne, Madame, — reprit-il,
— vous allez être servie sur-le-champ. Le désir
de vous plaire ne peut manquer de me rendre élo-
quent. Et savez-vous quoi? L’Académie française
mit autrefois au concours la question de savoir la-
quelle des vertus du grand roi était le plus digne
d’éloges. Si vous le voulez bien, nous allons dis-
cuter lequel de vos mérites. . .
— Oh! de grâce, — interrompit-elle, — pas de
fadeurs, pas de madrigaux, rien qui sente le musc,
le patchouli, les pastilles du sérail. Et surtout gar-
dez-vous de me parler de moi. Car il y a des jours,
mon bon docteur, où je ne peux me souffrir, où la
vue de mon ombre m’incommode, où j’aspire à me
fuir, à m’oublier... Ainsi, docteur, pour l’amour
de Dieu, pas un mot de mes mérites et comptez
sur ma reconnaissance si vous réussissez à m’em-
mener si loin de moi que je ne puisse pas me re-
trouver.
— Ne vous y fiez pas, docteur, — dit le che-
valier en souriant ; — Madame la marquise n’au-
rait pas fait trois pas qu’elle commencerait à se
regretter.
— Eh quoi! — dit-elle, — une pauvre femme
53
11e saurait-elle confesser qu’elle n’est pas toujours
également disposée à s’adorer, sans que vous la
soupçonniez d’hypocrisie? Mais vous-même, je vous
prie, vous qui parlez si bien, ne vous arrive-t-il
jamais de vous sentir un peu fatigué de vous-
même?
Le chevalier marqua par une grimace que la
question lui semblait impertinente.
— Ce qu’il fallait dire, — continua-t-elle, —
c’est que de notre temps on a beau vouloir se
fausser compagnie, il est très-difficile d’y réussir.
Notre éducation s’y oppose, et l’exemple universel.
Vous trouvez bien encore à la rigueur des gens qui
se sacrifient, mais de s’oublier, le talent n’en est
guère répandu. Aujourd’hui il ne se fait rien, il ne
se dit rien, il ne s’écrit rien où Ton ne sente percer
le désir de paraître. Où trouver parmi nous un
homme qui ne mette pas d’enseigne à sa porte, ou
qui, lançant ses idées dans le monde, n’ait soin de
leur faire porter sa livrée , afin que chacun dise
en les voyant passer : Elles appartiennent à un
tel; voyez plutôt le galon ! — La plupart de nos
modernes s’égosillent à crier : Voilà ce que je suis,
— et le plus souvent ils ne sont rien. Adressons-
54
nous aux anciens si nous voulons trouver des ver-
tus qui ne soient pas dressées à la parade et des
œuvres d’art qui soient autre chose que des af-
fiches.
Elle continua quelque temps encore cette com-
plainte, puis ramenant ses regards sur le docteur :
— Puisque vous vous sentez en veine d’élo-
quence, — lui dit-elle, — faites-nous donc un
discours, à la charge toutefois qu'il n’y soit pas
plus question de vous que de moi ; car, si intéres-
sant que vous soyez, mon cher docteur, j’ai le
malheur de vous connaître à fond. Oui, docteur,
vous êtes un livre que j’ai lu plus d’une fois d’un
bout à l’autre, et les quelques bonnes pages qui
s’y rencontrent, je les sais par cœur. Ainsi, me
parlant de vous, je vous mets au défi de me rien
apprendre.
— Aussi 11e vous en parlerai-je point, Madame,
— répondit-il. — Mais, de mon côté, je mets deux
conditions à la pièce d’éloquence que je vais avoir
l’honneur de vous servir : la première, c’est qu’a-
près moi chacun paiera son écot, car encore est-il
juste que je ne me mette pas seul en dépense ; la se-
conde, c’est qu’après nous avoir tous entendus, ce
55
soir, au clair de la lune, vous décernerez une cou-
ronne d’olivier tressée de vos mains à celui d’entre
nous dont le style vous aura semblé du goût le
plus relevé.
Les conditions ayant été agréées :
— Reste à trouver un sujet, — dit-il.
— Oh! pour cela, c’est la moindre des choses,
— lui répondit-elle, — et vous êtes bien de votre
village de vous mettre en tête pareil souci. N’en-
tend-on pas tous les jours disserter des gens qui,
arrivés au bout de leur discours, en sont à cher-
cher de quoi ils parlent?
Puis se tournant vers moi :
— Puisque le docteur en est encore à l’enfance
de l’art et qu’en parlant il tient absolument à parler
de quelque chose, donnez-lui un sujet que je puisse
agréer.
Je ne pris pas la peine d’y penser longtemps et,
leur proposant de célébrer une des métopes de la
frise du Parthénon, je choisis précisément ce che-
val qui plaisait tant à la marquise. Elle ratifia mon
choix en s’écriant avec un soupir : « Bien habile
qui saura louer ce marbre à mon gré ! »
Le docteur se recueillit un moment, et pendant
qu’il rassemblait ses idées, votre serviteur, assis à
l’extrémité méridionale du portique et adossé con-
tre une de ces colonnes du Parthénon qui, sous
les baisers ardents du soleil, ont revêtu la couleur
dorée des épis mûrs, se mit à contempler une
fois de plus l’incomparable perspective qui s’éten-
dait sous mes yeux. De ma place, seulement en
tournant la tête, j’apercevais Plialère et la pres-
qu’île du Pirée avec ses promontoires et ses cri-
ques, et les contours mollement infléchis du rivage
que caressaient les vagues assoupies. A ma droite
Salamine, ses découpures profondes et ses fiers
escarpements; à gauche, plus avant dans la mer,
Égine et ses hauteurs étagées en gradins qui s’in-
clinent doucement en arrière comme les murailles
d’un temple grec; dans le fond, les côtes de l’Ar-
golide, avec leurs dentelures, leurs îlots et leurs
montagnes dont la chaîne hardie ,* se reliant à
l’ouest aux sommités de Corinthe et de Mégare et
aux âpres précipices des roches Scironiennes, forme
autour du golfe une merveilleuse ceinture. J’admi-
rais cet immense tableau où le spectateur embrasse
d’un seul coup d’œil une de ces vastes successions
de plans inconnues dans nos paysages du Nord,
57
tous ces plans se détachant les uns des autres avec
une telle netteté que l’air et la lumière semblent
jouer entre eux. Baignées de clartés éthérées, toutes
ces lignes diverses s’unissent et se marient sans se
confondre, et tantôt le regard en saisit l’accord et
le divin concert, tantôt, se promenant au hasard
sur les innombrables détails qui se présentent à
lui de toutes parts et qu’il ne saurait épuiser, il
passe de l’un à l’autre, s’empare successivement
de toutes les portions de l’espace et voit l’horizon
s’enfuir devant lui dans des profondeurs infinies.
Et j’admirais aussi comment le soleil de la Grèce,
dans ses fantaisies d’artiste, coloriait chacun de
ces plans d’une teinte particulière. Une lumière
blanche était répandue sur les collines qui entou-
rent l’Acropole et sur toute l’étendue des rivages
prochains ; la mer était du plus pur indigo, Sala-
mine couleur de rose, Égine glacée de violet; au
delà, les côtes et les montagnes du Péloponèse
offraient une dégradation de nuances qui allaient
s’adoucissant jusqu’aux tons les plus légers, les
plus fins et les plus délicats, et tandis que, dans
nos contrées, l’encadrement des paysages se pro-
file en sombre sur un horizon blanchâtre, ici les
58
lointains, d’un gris cendré et d’une évanouissante
pâleur, se dessinaient en clair sur un ciel d’un
bleu foncé, profond et velouté qui rafraîchissait
délicieusement le regard. Éblouis et charmés, mes
yeux s’attachaient tour à tour aux renflements in-
certains des vagues, aux mouvements ondoyants
des lignes , aux vapeurs transparentes qui adou-
cissaient les contours sans les voiler, à la fuite in-
sensible des lointains se perdant dans un abîme
d’azur, — et je me disais que la nature, dans sa
tendresse pour les descendants de Thésée, avait
tenu à l’usage de leurs artistes une grande école
de sculpture et de peinture, — quand le docteur,
après avoir toussé trois fois pour s’éclaircir la
voix, commença de parler comme suit.
— Qu’elle est difficile, Madame, la tâche que vous
imposez à ma faiblesse ! Assurément il est toujours
malaisé de louer dignement ce qui est beau et de
payer à l’objet de son admiration le tribut d’hom-
mages qui lui est dû. Comment exprimer par
des mots ce qui de sa nature est inexprimable, et
s’il est vrai que les inspirations des grands artistes
soient des confidences faites par une Muse aux
âmes privilégiées qu’elle favorise de ses révéla-
tions, quelle apparence y a-t-il que le premier
venu se puisse faire initier à cet entretien muet du
génie avec une divinité complaisante et ne profane
60
pas en le racontant le mystère qu’il s’applique à
célébrer? Aussi les Athéniens firent-ils paraître
leur sagesse dans la sévérité des peines qu’ils por-
tèrent contre les indiscrets, reconnus coupables
d’avoir divulgué les rites et les cérémonies sacrées
d’Éleusis, marquant ainsi à la parole humaine des
limites qu’elle devait respecter, et interdisant au
vulgaire certains sujets qu’il ne saurait aborder
sans en compromettre la majesté. Mais encore, si
j’avais à vous décrire, Madame, un chef-d’œuvre
que vous n’eussiez jamais vu et à vous détailler
des beautés qui vous fussent inconnues, il se pour-
rait faire que le désir de vous être agréable ve-
nant en aide à mon impuissance et la curiosité
vous rendant vous-même plus indulgente, je par-
vinsse à louer avec quelque succès un objet nou-
veau qui d’ailleurs ne serait pas là pour témoigner
par sa seule présence de l’insuffisance ridicule de
mes éloges. Mais quoi! ce cheval que vous m’ap-
pelez à célébrer devant vous, se trouve en ce lieu-
ci, à quelques pieds au-dessus de nos têtes ; en
faisant trois pas vous le pouvez voir; lui-même il
entendra mon discours, témoin redoutable prêt à
s’élever contre moi et à me confondre — Et notez
61
ceci encore, Madame, ce cheval vous est bien
connu ; dès la première visite que vous fîtes ici,
vous l’avez distingué; à peine l’eûtes-vous regardé,
qu’il enleva tous vos suffrages, et depuis lors, ve-
nant pour ainsi dire chercher chaque jour de quoi
renouveler votre admiration, il n’est pas dans tout
son être de beautés secrètes qui n’aient été comme
épuisées par vos regards, et comment après cela
pourrais-je me flatter de découvrir en lui quelque
grâce cachée qui ait échappé à ces beaux yeux
dont l’éclat ne surpasse pas la clairvoyance...
— Sainte Vierge ! — interrompit brusquement
la marquise en laissant tomber ses bras, — mes
beaux yeux ! les beaux yeux de la marquise ! Ne
sauriez-vous donc, docteur, vous interdire une fois
pour toutes ces insupportables fadeurs inconnues
des anciens qui, croyez-moi, je le tiens d’original,
s’entendaient beaucoup mieux à louer les femmes
que tous vos galantins modernes? Eh quoi! vous
commenciez à m’intéresser, votre exorde à la ma-
nière d’Isocrate captivait mon attention, et il y
avait là certaines phrases arrondies dont la ca-
dence chatouillait agréablement mon oreille. Et
tout à coup, soit force de l’habitude, soit je ne sais
62
quelle mouche vous piquant , vous nous ramenez
sottement aux insipidités et aux tortillages à la
mode. De ces hauteurs pindariques retomber brus-
quement aux misères d’un bouquet à Iris ! Quelle
pitié ! Docteur, mon ami, donnez une fois encore
dans le Phœbus, et je me verrai forcée, quelque
état que je fasse de votre mérite, à vous exclure
de ce concours !
Le docteur avait écouté cette mercuriale d’un
air contrit, les yeux modestement baissés comme
ceux d’un écolier pris en faute. Sans répondre à
la marquise, il reprit son discours en ces termes :
— Ainsi, Madame, par les raisons que je viens
de déduire, je ne saurais espérer de vous rien ap-
prendre ; quoi que je puisse faire , vous m'aurez
prévenu et je ne pourrai qu’exprimer faiblement
ce que vous aurez déjà senti. Toutefois il faut vous
satisfaire; vous êtes femme qui ne souffrez pas
qu’on vous refuse et il n’est pas question de cher-
cher ici des défaites, mais de me jeter tête baissée
dans une aventure dont il est décidé à l’avance
que je ne pourrai me tirer avec honneur. C’est
ici, Madame, que se termine proprement mon
exorde; j’ignore s’il a eu l’avantage de vous plaire,
63
je sais seulement ce qu’il m’en a coûté de le con-
duire à bonne fin et que plus d’une fois j’ai pensé
demeurer court. Aussi éprouvai-je le besoin d’in-
voquer l’assistance de la Muse de l’éloquence, sa-
chant qu’elle a accoutumé de hanter ces lieux-ci
qui sont dans le voisinage du Pnyx. Puisse-t-elle
me venir en aide avec la déesse Persuasion, et
toutes deux déposer sur ma langue un peu de ce
miel dont elles ont coutume d’épurer et de rafraî-
chir les lèvres qui leur sont consacrées!
— Amen! — dit la marquise. — Éloquence et
Persuasion, venez à lui.
Et tous nous répétâmes : Amen!
— D’abord, — continua-t-il, — une question
se présente à moi. Il n’est personne qui, considé-
rant avec attention ce cheval, ne se soit surpris à
oublier qu’il est de marbre, et se le représentant
doué de vie, ne l’ait admiré non comme une créa-
tion de l’art, mais comme un ouvrage de la nature,
tant l’artiste a su rivaliser avec elle et lui déro-
bant ses secrets animer la pierre jusqu’à produire
une illusion qui s’impose au juge le plus froid et le
plus rassis.
— Cela est si vrai, — dit la marquise, — que
64
plus d’une fois j’ai vu distinctement ce cheval tour-
ner la tête vers moi ; — et non-seulement lui, mais
cet autre qui se cabre, et celui qui frotte son mu-
seau contre sa jambe. Et vraiment cette illusion
était si forte qu’elle me charmait à la fois et m’ef-
frayait, car une chose qu’on sait morte et qu’on
voit vivre a toujours quelque chose d’effrayant.
— Phidias est Phidias, — s’écria le chevalier ;
— lui seul a fait vivre le marbre; pour s’en con-
vaincre, il suffit, en quittant Athènes, d’aller étu-
dier à Venise la Loggietta de Sansevino. Si mer-
veilleux que soient les bas-reliefs, les comparant
avec la frise du Parthénon, toutes ces figures de
l’un des plus grands sculpteurs de la Renaissance
vous paraîtront froides, inertes, inanimées...
— Cela est bien dit, — répliqua la marquise,
— mais il ne faut pas interrompre l’orateur.
— Et cependant, Madame, — continua le doc-
teur, — il n’est que faire de considérer longtemps
ce cheval pour s’assurer qu’il est autre chose
qu’une admirable copie faite d’après nature; quant
à moi, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne
puis me souvenir d’en avoir vu de pareil et je me
persuade qu’il ne s’en rencontrera jamais, tant il
65
y a en lui je ne sais quelle perfection que la nature
ne saurait égaler.
— Ah ! docteur, mon bon docteur, — s’écria
milord, — vous êtes vraiment un brave homme.
Je ne me mets pas en peine si votre pensée est
juste, mais il me convient de la trouver admirable,
et je vous supplie de la faire écrire partout en
lettres d’or; cela pourrait guérir la marquise de
certaine lubie...
— Encore un coup, — dit-elle en fronçant ses
noirs sourcils, — n’interrompez pas l’orateur.
— Ce cheval merveilleux, reprit le docteur, —
comment Phidias est-il arrivé à en concevoir l’i-
mage, et dans sa lutte avec la nature, qui lui a
fourni des armes pour la surpasser et la vaincre?
Un ingénieux écrivain de l’antiquité, Lucien, dési-
rant faire sa cour à une impératrice romaine, con-
seille au sculpteur qui voudrait faire sa statue,
d’emprunter à la Vénus de Cnide le front, la che-
velure, la courbe heureuse des sourcils , l’éclat
humide du regard (car les beaux yeux de la mar-
quise, cela se trouve dans le grec de Lucien, j’en
suis fâché pour vous, Madame) ; à la Vénus des
jardins d’emprunter les mains et les attaches des
b
66
bras ; à la Minerve lemnienne le galbe du visage,
la morbidesse des joues et les proportions délicates
du nez ; à l’Amazone les commissures des lèvres et
le port de tête ; à la Sosandre de Calamis, qui se
voyait à l’Acropole, mêlée aux chefs-d’œuvre de
Phidias, l’expression de modestie et la noblesse du
sourire. De tous ces traits épars composer un tout,
voilà quelle aurait été, selon Lucien, la méthode à
suivre pour qui eût voulu créer une figure accom-
plie, telle qu’il se plaisait à représenter celle de
l’auguste souveraine qu’il voulait louer, — preuve
évidente, Madame, qu’il y avait alors des faiseurs
de madrigaux aussi bien qu’aujourd’hui. Et sem-
blablement n’a-t-on pas dit d’un peintre célèbre
de l’antiquité que, voulant peindre une figure de
femme qui fût l’image même de la parfaite beauté,
il empruntait à tous les modèles qui posaient de-
vant lui ou qui s’offraient d’aventure à ses regards,
à l’un les cheveux, à l’autre la bouche, à celle-ci
les pieds, à celle-là la taille et les mains, rassem-
blant et combinant les beautés diverses des mar-
quises du temps et de toutes ces pièces rapportées
formant cette idéale figure qu’il se proposait de
peindre ? Et de peur que vous ne pensiez que ce
67
procédé fût propre à l’antiquité, ne voyons-nous
pas aujourd’hui des peintres de paysages, par
exemple, choisir dans leurs études les morceaux
qui leur semblent le mieux réussis et en composer
un tableau, parfait, leur semble-t-il, puisque mille
perfections de détail s’y trouvent réunies et comme
mariées ensemble?
— C’est ce qu’on appelle les éclectiques, — dit
la marquise, — et vous savez si je les aime; car
il est clair. . .
— Non, Madame, — reprit-il, rien n’est clair
encore ; ne vous hâtez pas de prononcer, procé-
dons méthodiquement; je n’ai pas encore trouvé
le secret, moi qui n’ai pas l’avantage d’être mar-
quise, de dire les choses autrement que l’une après
l’autre ; ainsi permettez-moi de me demander si
Phidias, quand il sculpta ce cheval qui nous oc-
cupe, en usa à la manière des artistes dont nous
venons de parler et que Lucien semble approuver.
Songez-y, Madame, soit aux jeux d’Olympie, soit
même, sans quitter Athènes, dans les courses qui
11e furent pas le moindre embellissement des fêtes
de Minerve, Phidias avait pu étudier à loisir des
échantillons de toutes les races de chevaux qu’a
68
vantées l’antiquité ; car on en voyait arriver des
pays les plus lointains, et il était peu de princes
qui ne tinssent à honneur de faire courir aux Pa-
nathénées et de disputer aux particuliers cette
couronne d’olivier, parure plus glorieuse pour leur
front que le bandeau royal lui-même. Ainsi Phi-
dias devait se connaître en matière de races che-
valines, et il en était beaucoup de célèbres. Cite-
rai-je ici ces chevaux cappadociens dont les rois
de Perse recevaient chaque année quinze cents en
tribut, que plus tard la loi théodosienne affecta à
l’usage particulier des empereurs de Byzance, in-
terdisant aux cochers bleus et verts de s’en servir
dans les courses de l’Hyppodrome, chevaux déjà
vantés dans les Écritures et dont Némésien a dé-
crit l’encolure relevée et le flanc d’une longueur
démesurée, immodicum latus? Parlerai-je de cette
race arménienne, de ces fameux coursiers bais et
alezans de la plaine Nysée, desquels Strabon a
loué la prestance, Aristote la vitesse, Synésius la
tête délicate et la croupe charnue, Oppien la blonde
crinière retombant en touffes dorées des deux côtés
du harnais? — ou de ces chevaux parthes que Po-
sidonius comparait aux genêts d’Espagne, de ces
69
chevaux si bien jambés au dire d’Absyrthe, qui a
célébré leur courage et leur feu, et dont selon Vé-
gèce les Parthes s’entendaient à assouplir à l’ex-
trême les articulations, — ou de ces tyrrhéniens
qui, comme les crétois, se distinguaient par la lon-
gueur de l’échine, — ou des brillants étalons de
la Sicile qui assurèrent à Hiéron plus d’un triom-
phe aux jeux d’Olympie, — ou nommerai-je en-
core cette race généreuse amenée en Tlirace par
les Cimmériens et d’où Rhésus tira ces nobles
coursiers dont il est dit dans l’Iliade qu’ils étaient
les plus grands du monde. . .
— Docteur, mon cher docteur, — interrompit
la marquise, — ne sauriez- vous bannir de votre
éloquence des figures de rhétorique aussi déplora-
blement usées que celle qui consiste à dire très-
longuement des choses très-inutiles, dont on se
donne les gants de ne vouloir pas parler?
— Ah ! Madame, — dit-il, — vous êtes vrai-
ment terrible. Et quoi, m’imputerez- vous à crime
l’innocent plaisir que je me donne d’étaler un peu
d’érudition ?
— Érudition à bon marché, — lui dis-je en dé-
tournant mes regards des montagnes violettes
70
d’Égine pour les reporter sur lui ; il 11e vous en a
coûté que de parcourir d’un œil distrait YHiéro-
zoïcon de Bochart.
— Vous me la donnez bonne avec votre Bo-
chart ! — s’écria- t-il en colère, — et vraiment son
érudition m’est fort nécessaire. Amenez-le donc
ici et me voilà prêt à lui prêter le collet sur telle
question de science hippique qu’il lui plaira de me
proposer, et à lui prouver à pied et à cheval que
j’entends tout cela mieux que lui. Eh ! je vous prie,
ne suis-je pas aussi qualifié que lui pour lire Op-
pien, Némésien, Absyrthe, Hiéroklès et tous les
traités d’hippiatrique du Bas-Empire? Mais, en
vérité, c’était un rare esprit que votre Bochart !
A-t-il seulement, ce Bochart, — c’est moi qui vous
le demande, — a-t-il seulement pensé à recher-
cher comme moi, qui le premier enseigna aux
Grecs l’art de l’équitation? Comme moi a-t-il passé
des nuits à s’enquérir si Bellérophon fut un grand
cavalier ou un navigateur à long cours, si Pégase
fut réellement un cheval ailé, ou, ainsi que le pré-
tend Fréret, un vaisseau armé en guerre, si Per-
sée fut un grand seigneur qui monta un haras et
qui faisait courir, ou un corsaire muni de lettres de
71
marque et s’en allant enlever les jeunes tilles sur
les côtes de la Phénicie? Votre Bochart, je vous
prie, s’est-il seulement mis en peine si les Cen-
taures les premiers s’appliquèrent à l’élève du
cheval ou s’il faut en attribuer l’honneur aux Bios-
cures, comme sembleraient le prouver leurs statues
équestres? Ce Bochart enfin...
— Bonté divine ! — interrompit de nouveau la
marquise, en donnant un grand coup de son éven-
tail sur la colonne voisine, — aurez-vous bientôt
fini, docteur, avec votre Bochart? Mais voyez un
peu l’impertinence de me venir parler de ce vilain
pédant! Cet homme, docteur, m’est insupportable.
Oh ! en vérité, on n’y peut durer plus longtemps, et
ce Bochart, que je ne connais pas, m’ennuie à pé-
rir. Et vous, — dit-elle, s’adressant à moi, —
de grâce, donnez-lui cause gagnée, et que cela fi-
nisse! car un peu plus je suffoquerais d’ennui. —
Encore une fois, docteur, plus un mot de ce Bo-
chart et de ses chevaux cappadociens, et de ses
niséens, et de ses cimmériens, et de sa crinière
blonde, et de son échine allongée et de tout ce sal-
migondis qui pourrait bien me donner le cauche-
mar la nuit prochaine. Docteur, mon ami, si le Bo-
72
chart revient sur ie tapis, je vous le dis, quoi qu’il
m’en puisse coûter, je ne vous reparlerai de huit
jours, dont bien vous fâchera!
Puis, se mettant à rire :
— Mais voyez un peu, — nous dit-elle, — ce
qu’il a fait avec son Bochart.
Et du doigt elle nous montrait milord qui venait
de s’endormir d’un profond sommeil. Le docteur,
indigné, voulait le réveiller, mais la marquise n’y
consentit pas.
— C’est un affront, — dit-elle, — que vous di-
gérerez tout à votre aise. Reprenez seulement votre
discours, et rappelez-vous ce que je vous ai dit.
— Puisque vous l’avez pour agréable, — re-
prit-il,— nous laisserons là le Bochart ; aussi bien
je vous jure que j’étais à mille lieues de penser à
lui quand on est venu mal à propos me reprocher
de le piller. Et quand je le pillerais, Madame, au-
rait-il le droit de s’en plaindre, étant de ces au-
teurs dont on peut dire comme Voltaire parlant
de saint Augustin : « Je l’ai lu, le traître! mais il
me le paiera. » Mais, cet incident vidé, retournons
à nos moutons, ou plutôt à Phidias, dont je me
demandais si, pour sculpter son cheval, il usa du
73
procédé de Lucien, et s’il emprunta à telle race
chevaline le poitrail, à telle autre les jambes, à
celle-ci la tête, à celle-là le paturon et le sabot,
essayant, par cet assemblage de beautés hétéro-
gènes, de former un tout supérieur à tout ce que
la nature avait pu faire.
— Question résolue à l’avance, — interrompit
encore la marquise, car en effet. . .
— Oh! pour le coup, — s’écria le docteur, —
je me mets en révolte. Non, Madame, la question
n’est rien moins que résolue, et, malgré que vous
en ayez, vous me laisserez parler à ma guise. C’est
un droit dont je veux user, Madame, et j’entends
vous forcer de suivre mes raisonnements, pour
diffus qu’ils vous puissent paraître, car je n’ai pas
l’esprit prime-sautier, et au surplus je suis de ces
gens qui n’ont pas moins de plaisir à marcher qu’à
arriver. . . Cependant, — ajouta-t-il en se radou-
cissant, — en faveur de votre impatience, je vous
ferai grâce de la savante dissertation dont je m’ap-
prêtais à vous régaler. Et voyez un peu ce que
vous y perdrez : je vous aurais démontré par rai-
son démonstrative que Phidias avait dû choisir son
modèle parmi certaine race particulière de elle-
74
vaux ; quelle avait été cette race, c’est ce qui au-
rait paru clairement par ma démonstration ; re-
montant aux origines de l’équitation en Grèce, je
vous durais prouvé que les Grecs s'étant servi pre-
mièrement du cheval pour le trait, ils avaient dans
l’origine employé la lourde race d’Europe passée
de Thrace en Macédoine et de Macédoine en Thes-
salie ; je vous aurais montré le premier usage du
cheval de selle datant de l’époque d’Homère, le-
quel fait encore combattre ses héros du haut de
leurs chars, mais dans deux comparaisons où il
nous peint son temps, nous fait voir un écuyer
montant alternativement trois chevaux galopant
de front, et, dans l’Odyssée, compare Ulysse nau-
fragé, assis à califourchon sur une solive, à un ca-
valier enfourchant sa monture ; puis, vous retra-
çant dans un brillant tableau les progrès succes-
sifs de l’équitation, je vous aurais représenté que,
l’usage s’en répandant, les Grecs sentirent le be-
soin de renouveler leur race chevaline, et à cet
effet firent venir de l’Orient ces coursiers légers et
rapides dont ils attribuaient l’origine à Neptune,
marquant ainsi par une allégorie que le cheval de
selle leur était arrivé d’outre-mer, et pour que
0
vous n’en doutiez pas, Madame, vous le savez, à
deux pas d’ici se trouve ce rocher que le dieu fen-
dit d’un coup de son trident pour en faire sortir le
noble animal ; enfin, en vertu des principes d’une
profonde et ingénieuse analyse, j’aurais. . . Mais de
tout cela, Madame, vous ne saurez rien, et c’est
à vous, à votre impatience, à votre tyrannie, à vos
rudesses qu’il faudra vous en prendre.
— Qui sait? — dit-elle en riant; — c’est peut-
être à Bochart, qui a eu le tort de n’en pas parler !
— Plaisantez tant qu’il vous plaira , — dit-il,
— mais je ne suis pas à court de méthodes, et
puisque vous ne voulez pas de mon érudition, c’est
de raisonnements de bonne femme qu’il faudra
vous contenter. Toutefois, comme il ne faut pas
s’abandonner, même dans les rencontres les plus
désespérées, je m’en vais tâcher de me tirer avec
honneur de la situation difficile où vous me placez,
et voici comme je procède. En matière équestre
comme en plusieurs autres, depuis quelques an-
nées le goût s’est amendé et, comme je vais vous
le prouver, en devenant plus raisonnable, il est
devenu plus grec, comme si la Grèce et la raison
étaient les deux noms d’une même chose et que
76
les modernes ne pussent faire un progrès sans se
rapprocher par là de ces Athéniens qui raison-
naient si bien sur toutes choses, hormis sur l’ad-
ministration de leurs petites affaires. Je ne veux
pas entrer ici dans le détail de toutes les varia-
tions auxquelles fut sujet le goût en ce qui con-
cerne l’idéal de la beauté chevaline. Il en est qui
sont de peu de conséquence et dont la raison ne
peut rien décider, reconnaissant à chacun sur ces
points secondaires le droit de suivre son inclina-
tion personnelle. Ainsi de tout ce qui tient à la
couleur de la robe ; libre à chaque nation, à cha-
que siècle et à chaque individu de préférer telle
nuance à telle autre. Qui prononcera entre le Fran-
çais du XVIIIe siècle, estimant défectueux le che-
val qui n'est pas marqué en tête, et les Espagnols,
qui, fidèles en cela à la gravité un peu sombre de
leur humeur, font grand cas des chevaux zains,
d’où leur proverbe : Morcillo sin senal, muchos lo
quieren y pocos lo han ? Les anciens prisaient fort
les chevaux blancs, pourvu que le blanc fût net,
éclatant, et non ce blanc pâle que désapprouve
Virgile. De cette robe étaient les coursiers de Cas-
tor et de Pollux, de Proserpine, du Soleil, ceux
77
de la Camille de Virgile, pour ne pas parler du gé-
néral de ce nom, lequel, célébrant le premier son
triomphe avec un attelage de chevaux blancs, de-
vint pour cela suspect aux Romains comme s’étant
arrogé un privilège qui n’appartenait qu’aux dieux.
Le père de la poésie, s’il vante les chevaux de
Rhésus, dont la blancheur effaçait l’éclat de la
neige, paraît admirer plus encore ces fameux che-
vaux d’Énée, issus d’un sang céleste, l’un des-
quels valut le prix de la course des chars à Dio-
mède, qui les avait ravis à leur maître; « il était
bai sanguin, dit le poète , seulement au front il
portait une marque blanche pareille à un croissant
d’argent. » Si nous passons à des temps plus mo-
dernes , le destrier de l’archevêque Turpin , si
vanté dans la chanson de Roland, avait la queue
blanche et la tête fauve. Au siècle dernier, Solley-
sel, l’auteur du Parfait Maréchal, prisait plus que
toutes les autres la robe bai-châtain, avec les ex-
trémités noires, tandis que les Arabes, qui mépri-
sent si fort le pie, l’isabelle à la queue blanche et
le rouan, donnant satisfaction sur un point à Ho-
mère, sur un autre aux Espagnols, préfèrent à
l’alezan lui-même le noir avec une mollette au front
78
et des balzanes, car il leur faut des balzanes à tout
prix, seulement ils n’en veulent que trois, le pro-
phète ayant déclaré son aversion pour le cheval
qui a des balzanes à toutes les jambes. Sur tous
ces points et sur d’autres, comme la couleur des
yeux que Columelle veut noirs, Virgile pers, Sol-
leysel couleur d’ardoise, la diversité des senti-
ments est permise ; car je veux que la robe nous
apprenne quelque chose sur le tempérament du
cheval et ses qualités natives, je veux que les Ara-
bes aient raison qui, dans leur préférence pour les
robes franches, tiennent pour indices- de faiblesse
le poil lavé et les taches blanchâtres semées sur-
tout le corps ; je donne même gain de cause au
Parfait Maréchal estimant le cheval blanc être fleg-
matique, le bai sanguin, le noir mélancolique, l’ale-
zan bilieux, comme ayant rapport avec le feu... Je
suis pacifique, Madame, et ne veux me brouiller
avec personne ; mais encore est-il que, si de l’avis
des Arabes et de Solleysel, la couleur de la robe
et des yeux nous peuvent renseigner sur le fond et
la vitesse d’un cheval (étant notoire, par exemple,
que jamais un cheval gris n’a brillé dans les hip-
podromes ni ne remporta le prix dans les courses) ;
79
tout cela cependant n’intéresse point la beauté de
l’animal, et hormis certains mélanges de nuances
dont la bizarrerie déplaît généralement, on est en
droit d’assurer que, quelle que soit sa robe, le
cheval peut être beau ; car enfin, Hercule était
sanguin, Apollon mélancolique, Jupiter bilieux, et
sous le ciseau des statuaires chacun de ces dieux
a revêtu la forme qui cadrait à son humeur; pour-
tant, différant tous de caractère et d’expression,
tous ils possèdent en commun la beauté. — Pour
procéder outre, Madame, s’il est dans l’apprécia-
tion d’un cheval des points indifférents que chacun
peut trancher selon son bon plaisir, il -en est d’au-
tres dont les gens d’esprit de toutes les époques et
de tous les pays furent toujours d’accord, parce
que apparemment 1a, bonté d’un cheval et 1a, grâce
de son maintien en dépendent d’une manière si
évidente qu’un aveugle seul ou un sot y pourraient
contredire. De tout temps, par exemple, on s’en-
tendit à exiger du cheval qu’il eût le garrot élevé
et tranchant, au prix de quoi s’obtiennent la soli-
dité de la selle et la commodité de l’assiette ; de
tout temps on rechercha les paturons de médiocre
grandeur et inclinés en avant, le cheval long-jointé
80
ne résistant pas au travail, le court-joinfcé étant,
plus sujet à buter, et les jambes droites tout d’une
venue fatigant par une réaction trop dure ; dans
tous les siècles on réprouva la tête chargée de ga-
nache, les épaules lourdes ou chevillées, la croupe
avalée ou coupée, les yeux enfoncés qui dénotent
un animal à la rencontre triste et de grande fatigue,
l’étroitesse des naseaux qui est cause que le che-
val s’ébroue, l’encolure trop effilée et trop tournée
qui fait qu’il a la bouche moins assurée, l’appui
plus inégal et que volontiers il bat à la main ; de
tout temps encore une croupe large et bien fournie
de chair plut aux connaisseurs, maquignons ou
gens du monde, et la largeur du poitrail, et les
jarrets secs, nerveux et bien vidés, et l’épine dou-
ble, et le bras gros, le boulet menu, le dos égal, le
sabot élevé, la corne unie et luisante, la four-
chette maigre, la solle épaisse et concave, toutes
qualités qui contribuent sans conteste à 1a, force et
à la solidité du cheval.
— Savez-vous bien, Madame, où il en veut ve-
nir, — dit le chevalier à la marquise, — et en-
tendez-vous la fin de sa méthode ?
— Pas trop, — dit-elle; — mais suffit que de-
81
puis un moment il parle chrétien et qu’il a toute la
mine d’avoir oublié... Eh! ne le nommez pas! De
grâce, ne répétez pas ce nom fâcheux! Après tout,
il me semble bien que nous allons quelque part ;
quand nous arriverons, je n’en sais trop rien.
— Rassurez- vous , Madame, — reprit le doc-
teur, — je ne suis pas un de ces chiens de chasse
sans flair et sans nez qui, quittant la voie, clabau-
dent hors de la passée pour persuader qu’ils tien-
nent la véritable. Voj^ez plutôt , je vous prie ,
comme ma méthode est ingénieuse. Je procède
comme Platon, par élimination ; car, après avoir
écarté de la question chevaline les articles dont
on n’a jamais disputé et ceux dont on a tort de
disputer, il ne me reste plus à examiner que ces
contrariétés de sentiments dont la raison est ap-
pelée à décider, et c’est ici que vous allez voir Phi-
dias triompher. Ainsi, Madame, ne vous inquiétez
pas si j'ai l’air de m’écarter, et tenez pour certain
que mes chemins de traverse aboutissent. Ce que
je vous en dis, Madame, est pour vous prier d’au-
toriser la petite digression que voici ; vous verrez
qu’elle nous sera de grand secours. .. Représentez-
vous donc, je vous le demande en grâce, un cercle
6
82
de duchesses du temps du grand roi, — habillez-
les à la mode de leur siècle, c’est-à-dire à peu près
comme cette nymphe de la Seine dont il est ques-
tion dans Zénêyde, — vous savez, Madame, cette
nymphe qui figurait dans le prologue d’un opéra
d’alors, avec sa coiffure haute de deux pieds, com-
posée de plumes et de pierreries, ses engageantes
qui lui tombaient jusqu’aux genoux, et sa grande
queue qui n’entrait sur le théâtre qu’un quart
d’heure après elle. Enfin d’où vous êtes, vous
voyez nos grandes dames, en leur ample attirail
d’étoffes, de dentelles et de fleurs, balançant avec
une superbe indolence leur tête harnachée d'aifi-
quets, — partout des mousselines, des rubans, des
bouffantes, des pretintailles, — vous les voyez,
n’est-ce pas , ces majestés en vertugadins, pour
qui la femme la mieux mise était celle qui tenait le
plus de place? Eh bien! supposez que par miracle,
devant ces princesses si bien parées et de si res-
pectable volume, eût paru tout à coup une femme
grecque, vêtue de sa tunique et de son peplos. . .
Et, tenez, cette Victoire sans ailes que vous admi-
rez tous les jours en venant ici, hier encore vous
passâtes deux heures en contemplation devant elle.
83
- vous savez qui je veux dire, — une épaule nue,
le reste du corps voilé par cette fine draperie qui
accompagne et dessine les formes accomplies de
son corps, et dont les plis ondoyants se croisent,
s’entrelacent, se fuient, se rejoignent, étant à ses
grâces ce qu’est à un texte divin le commentaire
qui le met en lumière et l’illustre, — cette Vic-
toire, dis-je, cette beauté en son costume antique,
supposez-la apparaissant à nos duchesses, ce pe-
plos en face de ces vertugadins, cette draperie en
presence des pretintailles... Ali! les bons rires
qu eussent fait ces dames, et les gorges chaudes,
et les plaisanteries sans fin!... Eh! bien, Madame,
pardonnez-moi la brusquerie de cette transition,
— ce fut là précisément ce qui arriva aux Ligu-
riens dans une circonstance que Tite-Live nous a
rapportée dans son histoire... C’était dans une
guerre que leur faisaient les Romains, lesquels,
instruits par les expériences des guerres puniques,
venaient d’enrôler sous leurs drapeaux un détache-
ment de cavalerie numide. Or donc, accoutumés à
ne voir et à n admirer que des chevaux de carrosse,
gros, gras et luisants, nos Liguriens, quand ils
virent paraître ces Numides montés sur leurs pe-
\
84
tits chevaux barbes de mince taille, un peu mai-
gres, la tête sèche, l’encolure relevée et déchar-
née, les côtes saillantes, nos Liguriens, dis-je,
pensèrent se pâmer de gaîté ; quelques instants
après, leurs lignes étaient enfoncées, le passage
forcé, et tout autour d’eux des fumées s’élevant
dans les airs leur annonçaient l’incendie de leurs
villages; les petits chevaux barbes avaient fait,
comme un boulet de canon ; une trouée à travers
ces épais Liguriens qui riaient à gorge déployée,
mais qui, à vrai dire, ne rirent pas longtemps.
L’histoire ne dit pas si, instruits par cette leçon,
ils rabattirent de l’admiration qu’ils professaient
pour leurs chevaux de carrosse, et franchement cela
n’est pas probable. Il y a, Madame, dans ce monde
des roses et des tulipes, et les gens qui aiment les
tulipes ne rendent guère justice aux roses ; il y a,
Madame, les madones de Rubens et les madones
du Titien, et qui admire les unes est peu disposé
à louer les autres; enfin, pour tout dire, il y a, les
vertugadins qui dissimulent les formes du corps et
la draperie qui les dessine, et de tout temps la
draperie fut moquée et méprisée du vertugadin.
— Le bon Dieu fasse grâce à, vos métaphores !
85
— dit la marquise. — Mais à cette heure je vous
vois venir, je sais où vous allez, ou plutôt j’y suis
déjà et je me repose en vous attendant. Qu’en di-
tes-vous, Monsieur l’abbé?
L’abbé, soulevant légèrement son menton qu’il
tenait appuyé sur sa main droite, répondit avec un
sourire ironique :
— Puisqu’il cite Homère, vous pourriez, Ma-
dame, lui dire comme Diomède à Nestor : « Tes
- coursiers sont pesants ; monte sur mon char, tu
sauras ce qu’est la race des coursiers de Tros! »
— Vous ne m’attendrez pas longtemps , Ma-
dame, — dit le docteur, — mon Pégase est en
haleine, et dans deux minutes je suis à vous.
— Pourvu , — dit-elle , — que vous ne vous
oubliiez pas trop en Ligurie et parmi les duchesses
en vertugadin !
— Laissons les vertugadins, reprit-il, — j’en ai
ftni avec eux ; mais pour les Liguriens, remarquez,
Madame, qu’ils n’étaient pas seuls de leur avis.
Les Romains eux-mêmes, quand ils avaient vu pour
la première fois les chevaux africains d’Annibal,
les avaient tenus en petite estime ; c’est à l’usage
qu’ils apprirent à leur rendre justice. Et vraiment,
86
Madame , si vous étiez plus endurante, ce serait
ici le lieu de vous démontrer, Polybe en main, le
rôle que jouèrent les barbes dans les guerres pu-
niques. Scipion n’eût point vaincu à Zama si son
ami Massinissa ne lui en eût amené un détache-
ment, et ce fameux Fabius le temporiseur qui, tou-
jours perché sur les montagnes, ne s’avisa jamais
de se commettre en plaine avec Annibal, ne vous
imaginez pas avec Rollin que, flegmatique de tem-
pérament, il goûtât les lanterneries ; sa prédilec-
tion pour les hauts lieux, Madame, lui venait tout
simplement du saint effroi que lui causait la cava-
lerie numide. Après cela, si les Romains appri-
rent à employer les barbes comme chevaux de
guerre, ils n’eurent garde de les adopter pour la
parade. A la réserve des Scipions, de César et de
quelques autres, ils eurent beau faire et aller à
l’école chez les Grecs, ils ne dépouillèrent jamais
certaine rudesse de sens, certaine grossièreté na-
tive, et leur bel âge fut un court intervalle entre
deux barbaries. Sous l’Empire, le colossal était à
la mode; le maître du monde ne pouvait monter
qu’un grand cheval bien lourd, bien roide et bien
massif ; il y parait assez dans la statue équestre de
87
Marc-Aurèle. Au moyen âge ce méchant goût se
maintint. Comment s’en étonner? A des cavaliers
bardés de fer il fallait des montures dont la solidité
fût le premier et souvent l’unique mérite. Dans les
tournois, dans les carrousels, c’est au poids qu’on
jugeait les chevaux. A la guerre, on ne connais-
sait que la cavalerie pesante, celle dont Polybe
s’était moqué, alléguant la contradiction manifeste
qui se trouve entre ces deux mots. Avez- vous ouï
parler, Madame, d’un certain Jean Taquet qui a
écrit du Haras ? Ce Taquet, Madame, voulait que
l’encolure fût ronde et charnue depuis la ganache
jusqu’aux épaules, afin que l’animal n’eût pas le
défaut des chevaux d’Orient , qui trop facilement
plient le col, mais que l'ayant roide et nullement
flexible , il se tournât plus aisément et tout d’une
pièce. Un cheval à la mécanique et qui se fût viré
par le secret d’une manivelle eût fait les délices de
ce Jean Taquet. Le duc de Newcastle, un des
grands maîtres dans l’art hippique, se moqua de
cette rêverie; l’auteur du Parfait Maréchal n’en fit
pas moins et ne dut guère approuver non plus ces
éléphants sur lesquels Frédéric-Guillaume P* fai-
sait monter ses cavaliers de six pieds, au grand
88
déplaisir du grand Frédéric, lequel, à peine sur
le trône, se hâta de mettre à la réforme ces mons-
trueux escadrons. Mais Newcastle lui-même et
Solleysel, quoique réfutant sur un point Jean Ta-
quet, n’ont eu garde d’abjurer en tout les préjugés
de leur temps, et à son tour le grand Buffon ne fit
que traduire en son style magnifique la prose un
peu terne du Parfait Maréchal , et dans son por-
trait du cheval modèle, tout en affectant d’estimer
à son prix le cheval arabe, dans le fait ne manqua
pas de donner la palme à la race d’Europe. Les
flancs pleins, la croupe rebondie, la hanche bien
garnie, voilà, selon eux, Buffon et Solleysel, ce qui
fait la beauté du cheval, et pour un peu, diraient-
ils avec Columelle, que de loin, autant qu’il se
peut faire, le cheval doit paraître rond. Mais le
point important, c’est l’aversion que tous deux,
soit amour de la symétrie, soit peur de ce qu’ils
appellent la sécheresse des formes, professent à
l’envi pour Yencolure renversée ou encolure de cerf.
Tous deux s’en expliquent au long : depuis la ga-
nache jusqu’au poitrail, le cou doit descendre en
forme de talus, de telle sorte que le haut soit
beaucoup plus avancé que le bas et que la ligne
89
supérieure et inférieure de l’encolure soient deux
lignes droites formant les côtés longs d’un triangle
tronqué. Au sommet de cette encolure inclinée ils
placent d’un commun accord une petite tête au
front étroit, aux oreilles rapprochées, dont l’atta-
che, comme vous le voyez, ne manque pas de so-
lidité ; ils y ont pourvu de provision. La petitesse
de la tête, le talus et la croupe large, ce sont là
les trois articles de leur cathéchisme. Et en vérité,
ce talus leur tient au cœur : « La partie inférieure
de l’encolure, dit Buffon, ne doit former aucune
courbure, il faut de plus qu’elle soit inclinée en
avant; si elle était perpendiculaire, elle serait
fausse. » Et Solleysel, dans son chapitre des che-
vaux sculptés, se moque amèrement de certains
sculpteurs ; — vous verrez tout à l’heure de qui il
entend parler. — Ces sculpteurs, selon lui, sans
compter qu’ils laissent trop d’intervalle entre les
oreilles du cheval, lui placent ridiculement la tête,
ne la faisant pas tomber à plomb par le devant et
oubliant que le gosier doit être pour le moins de
quatre doigts plus avancé près de la ganache qu’à
l’endroit du poitrail. « Ces pauvres hères, dit-il,
donnent à leurs chevaux des encolures de cerf, *
90
car c’est toujours là qu’il en revient, et blâmant
ceux des peintres de son temps qui les imitaient :
« Le seul cheval parfait, s’écrie-t-il, qui soit sorti
de la main d’un artiste, est celui du grand roi dans
son portrait peint par Mignard ; allez le voir à
Versailles et ne manquez pas de vous pâmer. »
Vous le voyez, Madame, le talus, les lignes droites
tirées au cordeau, le grand roi, Mignard, Ver-
sailles, tout cela se tient, tout cela s’enchaîne. Le
moyen, je vous prie, d’ajuster le grand roi sur un
cheval barbe ! Il ne s’en fût accommodé pas plus
que des magots de Téniers ! Or, Madame, si nous
voulons trouver une description du cheval où soit
loué ce que blâment Buffon et le Parfait Maréchal ,
où ce qu’ils prônent soit improuvé, allons la cher-
cher dans les écrivains arabes, ou mieux encore,
si vous craignez leurs métaphores, dans un petit
traité d’équitation composé autrefois à Athènes,
vraisemblablement entre l’an 399 et l’an 394 avant
J. -G. L’auteur en est un capitaine, homme de
sens et de bonne compagnie, s’aidant aussi aisé-
ment de la plume que de l’épée, écrivant comme
on écrivait alors, c’est-à-dire de façon à désespé-
rer les imitateurs, nullement maquignon, mais phi-
91
losophe, et mettant sa philosophie jusque dans
son traité d’équitation. Ce Xénophon, puisqu’il
faut l’appeler par son nom, dépeignant le cheval
qui lui semble le plus beau et dont il conseille l’ac-
quisition à ses amis, s’en exprime, chose singu-
lière, comme font les Arabes, moins les métapho-
res, s’entend toujours. La beauté qu’il cherche
dans le cheval est celle qui accompagne et annonce
l’agilité et la souplesse ; or, pour que le cheval
s’enlève facilement de l’avant-main, il faut qu’il ait
non-seulement le pli des membres le plus moel-
leux, mais des reins souples et courts ; de la sorte
aussi le ventre paraîtra petit, partie qui, trop
grande, rend le cheval à la fois difforme et pe-
sant ; ajoutez-y le garrot élevé , la côte ample
ayant du relief à l’égard du ventre, la tête sèche
et décharnée, les oreilles petites et très-éloignées
à la base, ce qui donne l’air plus distingué, — et
c’est là ce front de Bucèphale qu’estimaient si fort
les Grecs, car ce nom n’était point particulier au
cheval d’Alexandre, mais commun à toute une race.
Point de convexité sur le front , point de lesta di
caméra , comme le veut Buffon, faute d’y avoir ré-
fléchi, j’imagine, car, je vous le demande, Ma-
92
dame, aurait-ii aimé, cet illustre écrivain, que la
nature l’eût pourvu lui-même de ce front de mou-
ton étroit et bombé qui n’a jamais passé pour l’in-
dice d’une sublime intelligence? Avec cela le poi-
trail large, saillant, musculeux et surtout, écoutez
bien ceci, qu’à partir de la poitrine, le col ne tombe
pas en avant, comme au sanglier, mais qu’il s’é-
lève droit au toupet et qu’en dessous il soit évidé,
échancré profondément à l’endroit de l’inflexion !
Portant ainsi la tête, le cheval sera moins sujet à
forcer la main, ce qui le rendra plus commode au
cavalier, tandis que la fierté de son maintien lui
attirera l’admiration de tous les bons juges. Ainsi
parle Xénophon, et Abd-el-Kader, décrivant le
cheval barbe, a dit les mêmes choses en style plus
fleuri. Eh! bien, Madame, ce cheval aux formes
sèches à la fois et onduleuses, et à l’encolure ren-
versée ou d’autruche, selon l’expression arabe, est
précisément, vous le voyez, celui que condamne
Buffon, et si vous vouliez bien me permettre de re-
lever ici mon éloquence par l’heureux emploi d’une
petite prosopopée : « O Buffon, — m’écrierais-je,
grand génie, peintre inspiré de la nature, vous
qu’eussent révolté l’encolure de cerf et les formes
s
93
ressenties du cheval de Xénophon, confessez-nous
que le style de ce capitaine vous semblait aussi un
peu sec et que les grâces attiques, un peu mai-
gres, vous déplaisaient par je ne sais quoi d’irré-
gulier que votre jabot ni vos manchettes ne purent
jamais agréer ! »
— Ah çà! docteur, dit la marquise, — - jouissez
tant qu’il vous plaira de vos prosopopées, mais
n’oubliez pas, je vous prie, que depuis longtemps
je suis arrivée et vous attends.
—Ah ! Madame, — dit le chevalier, — de grâce,
ne lui troublez pas son plaisir. Puisque lui-même
il s’est comparé à un chien de chasse, voyez s’il
ne ressemble pas en ce moment à ceux qu’a décrits
son héros Xénophon... Comment dit-il?... « Mon-
trant de l’allégresse aussitôt qu'ils ont saisi la trace,
portant les yeux çà et là, trahissant leur ardeur par
le mouvement de leur tête, par des changements de
position du corps... » Comme il dit encore : « Ils
se jettent en avant, en arrière; leurs esprits exaltés,
les transports de la joie, tout annonce qu’ils touchen t
au moment de la victoire. »
— Je fais plus que d’y toucher, — repartit le
docteur, — j’ai forcé le lièvre dans son gîte, dés-
/
94
ormais il ns peut plus m’echapper. Car le cheval
barbe, Madame, le cheval de Xénophon, vous n’a-
vez qu’à lever les yeux, c’est précisément le cheval
de Phidias, le cheval du Parthénon, le cheval que
nous célébrons.
— Enfin! — fit-elle en soupirant.
— Oui, Madame, ce cheval au corps ramassé,
aux contours ressentis, dont toutes les formes se
détachent avec un relief si surprenant, je le peux
décrire en empruntant le langage de l’émir Abd-
el-Kader décrivant le cheval berbère : « Les che-
vaux, dit-il, bien qu’ils soient d’une même famille,
sont de deux espèces différentes : la première est
la race arabe, à laquelle appartient le cheval barbe,
la seconde est celle des beradin. » Vous m’enten-
dez, Madame, les beradin , c’est le cheval à talus,
le cheval rond ; c’est sur un beradin que Mignard
a fait asseoir le grand roi, c’est le beradin qui fai-
sait les enchantements du Parfait Maréchal « Or,
sachez, dit l’émir, que le plus grand ennemi du
cheval, c’est la graisse. Que ton cheval ait les
flancs é vidés, dépourvus de chair. Qu’il ait trois
choses larges, le front, le poitrail et la croupe !
Que sou dos soit court, que ses membres anté-
95
rieurs soient longs, que ses oreilles ressemblent à
celles de l’antilope effrayée au milieu de son trou-
peau, que chacune de ses narines ressemble à
l’antre du lion, — le vent en sort quand il est ha-
letant, — qu’il possède de l’autruche l’encolure et
la vitesse, de la gazelle la sécheresse, la grâce,
l’œil et la bouche!... » Madame, vous le voyez,
c’est l’émir lui-même qui vient de décrire notre
cheval. Et laissez-moi vous rappeler ce qu’il écri-
vait encore au général Daumas : « Si, en allon-
geant l’encolure et la tête pour boire dans un ruis-
seau qui coule à fleur de terre, un cheval reste
d’aplomb sur ses quatre membres sans replier l’un
de ses pieds de devant, sache qu’il est parfaite-
ment conformé et qu’il est de race. » Et pensez,
Madame, à ce frère de notre cheval, un peu plus à
droite, juste au-dessus de votre tête, lequel, en
attendant qu’on le monte, courte jusqu’à terre sa
longue encolure pour chasser du museau un insecte
qui lui chagrine le pied; sans avoir l’air d’y pen-
ser, il s’applique à résoudre le problème de l’émir.
Ainsi, Madame, le cheval de Phidias n’est pas un
beradin, c’est un hoor, un buveur d’air, un cheval
gazelle, et vous comprenez maintenant qui sont
96
ces sculpteurs que Solleysel critiquait avec tant
d’emportement.
— Il me paraît qu’il a raison, — nous dit la
marquise, — n’était le temps qu’il y met. . .
Et il résulte de ma démonstration, — conti-
nua-t-il d’un ton triomphant, — que Phidias n’usa
point du procédé des éclectiques, et qu’il n’idéa-
lisa. point la beauté chevaline en créant un cheval
de fantaisie et en lui conférant libéralement les
mérites combinés des nombreuses races...
Mais la marquise l’interrompit encore en lui di-
sant :
— Franchement, docteur, était-il besoin pour
en arriver là de tant de tours et détours, et de vos
tulipes, et de vos vertugadins, et de vos prosopo-
pées? Assurément c’est une rare trouvaille que
vous venez de faire et la générosité est grande à
vous de nous en faire part. Comment, je vous le
demande, le glorieux ami de Périclès eût-il pu être
un éclectique? Cela est bon pour les Lysippe et
pour les Mengs, mais ces fantaisies-là ne viennent
guère aux Phidias, ni aux Léonard de Vinci. De-
mandez plutôt à monsieur l’abbé, qui avait l’air
tantôt de se moquer de vous?
97
L’abbé avait repris sa posture de déesse léonto-
céphale > et vraiment il en avait aussi le visage et la
physionomie. Si vous voulez voir l’abbé tel que je
l’ai retrouvé à Athènes, représentez-vous un lion
captif qui a fini par s’accoutumer à sa cage. A l’or-
dinaire, accroupi devant les grilles de sa prison,
l’animal fauve sommeille les yeux à demi clos ;
mais, par intervalles, soudain hanté de quelque vi-
sion du désert, sa crinière se hérisse , sa lourde
paupière se soulève lentement , et de sa prunelle
embrasée jaillit une flamme subite...
Ce fut un de ces regards que lança l’abbé quand
il répondit d’une voix sombre à la marquise :
— Assurément il savait de naissance , le divin
sculpteur, que tout se tient dans l’art comme dans
la vie, et que tout ce qui vit, tout ce qui mérite
de vivre se compose non de pièces rapportées,
mais de parties intimement liées qui se supposent
toutes les unes les autres, et toutes se rapportent
à une même fin II savait que l’hybridation, pro-
cédé de jardinier fleuriste, n’a rien à démêler avec
la poésie ni avec la sculpture. Il savait de science
certaine que Dieu est le logicien suprême et que
la principale étude de l’artiste doit aller à s’ap-
7
89
proprier cette logique, comme Prométhée déroba
le feu du ciel. Il savait surtout que rien n’est beau
qu’à la condition d’être individuel, que la forme
d’une chose est sa limite, que, supprimez les bornes
d’un être et vous supprimez ses contours. Certain
Juif de ma connaissance l’a dit : « Toute détermi-
nation est une négation. » Oui, les bornes des êtres
sont sacrées, c’est par leur moyen qu’ils se mani-
festent, affranchissez-les de tout ce qui les res-
treint , c’est de leur existence même que vous les
aurez délivrés. Ne confondons pas l’indéterminé
avec l'infini. Dieu lui -même ne serait qu’un vain
fantôme s’il ne possédait la puissance de se limiter
incessamment, mais c’est le caractère de l’esprit...
En prononçant ces mots, l’abbé, qui s’était in-
sensiblement animé, s’avisa que nous le contem-
plions bouche béante ; soudain , ses deux grands
jeux vêtissant , il nous regarda Honneusement.. . —
O pauvre verminière ! s’écria-t-il apparemment en
son cœur, comme le lion de Marot, et là-dessus,
interrompant brusquement son discours, il conclut
en nous disant du ton le plus posé :
— Et voilà justement pourquoi les chevaux de
Phidias sont des chevaux barbes !
99
— Venez dire, maintenant, Madame, — reprit
le docteur, que mon éloquence ne fait pas des mi-
racles; tout à l’heure elle endormait milord qui se
plaint journellement d’insomnies , causées , dit-il,
par le climat d’Athènes, et maintenant, dénouant
la langue de l’abbé, elle vient de le forcer à nous
en dire plus long tout d’une haleine qu’il ne fait
d’ordinaire en toute une journée... Après cela, —
ajouta-t-il, — vous parlez d’or, Monsieur l’abbé,
mais, en vrai spéculatif que vous êtes, vous volez
comme les oiseaux ; moi je me contente de mar-
cher, ne pouvant mieux, et en vérité la méthode
m’en semble bonne; car, bien que je respecte infi-
niment vos spéculations, je suis enchanté d’avoir
vérifié par mes yeux assistés de mes petites ana-
lyses, que notre cheval est un cheval barbe ; il est
bon dans ce monde de prendre ses sûretés. Seule-
ment, ce que l’abbé vous expliquerait mieux que
moi, mes amis, c’est à quel point Phidias, loin de
chercher à modifier le type qu’il représentait en
lui conférant des qualités étrangères tà son carac-
tère propre, s’attacha h le définir plus sévèrement
encore que ne fait la nature, et partant fut, si j’ose
ainsi parler, plus naturel qu’elle-même. Une ma-
100
jesté d’emprunt , le grandiose des attitudes , ne
vous avisez pas de les chercher ici, mais à Ver-
sailles, sur la toile de Mignard. Dans le cheval
barbe, dans le cheval de Phidias, ce qui frappe,
ce qui arrête, ce qui saisit d’étonnement, c’est une
force concentrée qui, plus elle se contient, plus
elle impose...
Et à cet endroit de son discours, quittant sa
place pour aller s’adosser contre une des colonnes
du portique :
— Voyez-le plutôt, — s’écria-t-il en nous mon-
trant du doigt la métope, — levez les yeux sur lui,
si toutefois vous en pouvez supporter l’éblouisse-
ment, éclairé qu’il est du soleil! Il est tout muscles,
tout nerfs, on oublie qu’il a des chairs ; regardez
ces plis frémissants qui se dessinent sur son enco-
lure à l’endroit de l’inflexion, ces veines gonflées
qui marquent la naissance du ventre, ces jambes
qui fouettent l’air, cette tête sèche qui s’encapu-
chonne... Partout la force se trahit, et la puis-
sance et l’ardeur... il frémit, il se dresse, ses na-
rines fument, il a l’œil en feu; s’il se mettait à hen-
nir, le temple s’ébranlerait sur ses bases, et s’il
venait à s’emporter. . . Mais n’ayez crainte, il se
101
possède, il est maître de soi, la procession à la-
quelle il va se joindre ne sera point troublée, car,
lîdèle au génie de sa race, ce cheval est le plus in-
telligent, le plus avisé, le plus spirituel de tous les
chevaux... O mes barbes bien-aimés! qui pourrait
assez vanter votre génie? Quand Annibal, Ma-
dame, au témoignage de Polybe, fut arrivé à quel-
que distance du sommet des Alpes, il décida de
faire une halte de deux jours pour attendre les
traînards; ceux-ci, pour le plus grand nombre,
cherchèrent en vain à se retrouver parmi les ravins
et les sentiers perdus de la montagne; mais les
chevaux numides qui s’étaient égarés, éventant la
voie de l’armée et, de leurs yeux pénétrants, inter-
rogeant ses traces errantes, rejoignirent tous avant
le délai fixé... Et tu étais barbe aussi, — j’en
donnerais ma tête à couper, — ô glorieuse jument
du Corinthien Pheidolas, ô incomparable Aura
qui , perdant ton cavalier à l’entrée même de la
carrière, ne t’arrêtas pas à l’attendre, mais jalouse
de son honneur, continuas la course, tournas au-
tour du but , revins à bride avalée vers la bar-
rière et, triomphante, te présentas, la tête inclinée,
devant les hella.nodiques pour recevoir de leurs
102
mains la couronne sacrée!... Quel sot, Madame,
que le palefroi de Mignard au prix du nôtre ! Le
nôtre, Madame, sait à merveille où il se trouve,
ce qu’il fait ; il a deviné depuis longtemps qu’il va
prendre- part à la fête de Minerve. S’il s’enlève
sous la main, c’est pour déployer ses grâces. Vous
pouvez faire hardiment marcher un enfant devant
lui, l’enfant n’aura rien à craindre que de sentir
sur ses épaules le souffle de ses naseaux de lion !
Savez-vous ce que c’est que ce cheval?... C’est une
âme, oui, vraiment, voilà ce qui le définit. Vous
en étonnerez- vous ? Xénophon reconnaissait une
âme au cheval et ne se fût guère entendu avec ces
vétérinaires anglais du siècle passé qui lui refu-
saient même un cerveau. L’âme du cheval ! ce mot
revient sans cesse dans son traité. « Du cheval,
dit-il, ce qui importe le plus à connaître, c’est
l’âme.» Ilia veut fière, mais généreuse, ardente,
mais maîtresse de son feu. « Prends-y garde, dit-
il au cavalier qui veut briller, tu n’y réussiras que
si ton cheval a de l’âme. » Ce n’est sûrement pas
ce qui manque à celui de Phidias, car ce cheval
n’est pas, comme nous autres (s’il en faut croire le
catéchisme), composé d’un corps et d’une âme.
103
Son corps c’est encore son âme, elle parait par-
tout, jusque dans ses oreilles qui se dressent, jus-
que dans sa queue qui se relève... Voulez- vous,
Madame, vous donner le plaisir d’un contraste à
nul autre pareil?... Souvenez- vous de ces chevaux
dessinés à la sanguine par Léonard de Vinci, —
vous savez ce que je veux dire, Madame, — ces
chevaux qui se voient à l’Ambroisienne, se ca-
brant, trottant, galopant, représentés de face, de
profil... Ne vous souvient-il pas, entre autres, d’un
certain cheval apocalyptique que monte un diable
armé d’un fouet?... Rappelez-vous ces membres
osseux, ce dos et ce ventre infinis, ces crins épars
et flottants , cette épaisse encolure , ces longues
oreilles couchées, cette lourde ganache, le formi-
dable rictus de cette bouche qui souffle le feu...
tout cela s’accorde à merveille avec la corne dia-
bolique qui se dresse sur son front, et il n’est
rien en lui qui ne concoure à lui donner une ex-
pression d’effrayante bestialité... Et voihâ comment
le génie imprime à ses œuvres le cachet de l’unité
et de l’harmonie, et comment les Léonard et les
Phidias dérobent à Dieu cette logique que vantait
l’abbé I
104
— Et pourtant, continua-t-il en baissant la
voix, — je ne sais, mais ce cheval de là-haut, ce
gracieux, ce noble, ce généreux coursier, vous le
dirai-je ! il m’inspire aussi par moments un secret
effroi , — effroi bien différent pourtant de celui que
j’ai ressenti à l’Ambroisienne. Il est si vrai, si na-
turel, disions-nous tout à l’heure., qu’on oublie
qu’il est de pierre ; quand on le considère quel-
ques instants, l’illusion devient complète; on voit
distinctement, — cela vous est arrivé à vous-même,
Madame, — on voit sa tête remuer, ses membres
tressaillir, ses muscles se gonfler , ses yeux jeter
des éclairs; on se surprend même à s’imaginer
qu’on l’a déjà contemplé autrefois, non plus atta-
ché à la frise d’une cella, mais se jouant dans la
plaine avec cet air fier et vif que peint si bien Xé-
nophon, ou, pour parler comme les Arabes, avec
la démarche indolente et superbe d’une sultane ,
ou encore galopant sur la crête d’un précipice et
aspirant l’air de la montagne à pleins naseaux...
Mais qu’on le regarde plus longtemps encore, et
l’on ne tardera pas à s’apercevoir que ce cheval si
naturel et si vivant n’est point sorti pourtant des
mains de la nature, que jamais il ne s’en rencontra
105
de pareil ni dans les pâtis de la Thessalie, ni même
dans les solitudes du désert. . . Comment dirai-je?
on découvre en lui je ne sais quoi qui fait frisson-
ner. Ce cheval est-il bien un cheval? Il a dans le
regard quelque chose qui tient de l’humanité, —
oui, il y a de l’homme en lui ou plutôt quelque
chose de plus grand encore que l’homme... Pendant
que nous parlons de lui, il nous regarde, il nous
juge , il compare orgueilleusement dans le secret
de son cœur son immortelle vigueur et notre fai-
blesse, ses joies divines et nos misères... Si c’était
un dieu que ce cheval!... Mais pourquoi s’en ef-
frayer? Nous-mêmes, en le contemplant, nous abré-
geons la distance qui nous sépare de lui, nos pen-
sées s’agrandissent, une parcelle de sa force et de
sa beauté se communique à notre âme... Si petits
que nous soyons, ne le craignons pas, mais admi-
rons-le en lui disant : « Tu es la force qui se con-
naît et se possède, tu es la beauté qui jouit d’elle-
même, tu es ce qu’il y a de meilleur et de plus pré-
cieux dans l’humanité ! »
Quand le docteur eut ainsi terminé sa pérorai-
son, la marquise le complimenta sur son discours,
dont la fin, disait-elle, avait passé ses espérances.
106
Elle l’assura que, lui ayant contesté jusqu’alors
la faculté d’admirer, elle était bien forcée de s’en
dédire.
— Et cependant je soupçonne, — ajouta-t-elle,
— que votre enthousiasme était moins pour le
cheval que pour votre démonstration dont le mé-
rite vous enchantait. . . Ah ça! de qui donc la Fon-
taine a-t-il dit :
Son fait consistait en adresse ;
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait,
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Mais à coup sûr, docteur, ce qu’on ne peut vous
contester, c’est un grand fonds de générosité ; vrai-
ment vous n’êtes pas rancunier ; vous avez glorifié
à outrance l’excellence des chevaux barbes, et ce-
pendant, s’il m’en souvient, il vous est arrivé avec
l’un d’eux certaine mésaventure...
— Oh! Madame, de grâce, laissons cela, — in-
terrompit-il; — je lui ai pardonné; pourtant Gé-
ronte, bien qu’il eût fait grâce à Scapin, n’aimait pas
à s’entendre rappeler les coups de bâton qui... les
coups de bâton que... Mais, si vous m’en croyez,
Madame, à présent que mon discours est fini, nous
107
réveillerons milord; car le soleil est venu nous
chercher et nous ferons bien de nous transporter
de l’autre côté de la colonnade.
Et ce disant, il tira doucement milord par le
bras. Celui-ci tressaillit, passa sa main sur ses
yeux, les rouvrit, et nous regardant :
— Mes amis, — nous dit-il, — quel service
vous m’avez rendu en m’éveillant! car je faisais en
vérité de bien mauvais rêves. Je me suis endormi
comme le docteur parlait des chevaux niséens, et
j’ai rêvé que la marquise m’avait envoyé en Perse
avec la commission de lui en ramener un. Vous
pouvez croire que je mettais tous mes soins à m’ac-
quitter de ce devoir, et dans le fait, après des ef-
forts incroyables, j’avais eu le bonheur de mettre
la main sur de superbes haquenées que je me fai-
sais d’avance un plaisir de lui présenter. Mais ces
malheureuses bêtes, chemin faisant, s’efflanquaient
à vue d’œil, et quand j’arrivai chez ma nièce, je
n’avais à lui offrir que des haridelles poussives ,
fourbues et courbatues. Jugez de l’accueil qu’elle
me faisait.
III
Quand nous fûmes installés à l’extrémité nord
du portique, la marquise dit au chevalier :
— Je m’aperçois, Monsieur, que vous avez
grande envie de parler. Parlez donc, c’est moi qui
vous y convie. Seulement, je vous en conjure,
fuyez le bel esprit, l’emphase, la déclamation, les
tours ambitieux, les expressions ambiguës, le style
imagé et pittoresque, le nébuleux, le vague, le
phébus et l’amphigouri. Soyez net, précis; dites
tout juste ce que vous voulez dire, sans chercher
de midi à quatorze heures, à l’exemple de notre
cher docteur. Ce sont là les recommandations que
avaient la couleur de la jonquille. Aussi écrivait-
elle sur la première page de tous les livres qui lui
plaisaient cette sentence d’un poëte favori ;
Et la jonquille encor
Offre à mon œil ravi la pâleur de son or.
En revanche, les styles rouges et les styles arc-
en-ciel lui donnaient des attaques de nerfs. Elle
était charmante, ma grand’mère ; elle avait dans
l’esprit un tour romanesque qui m’enchantait.
Dans mon enfance, j’allais la voir tous les jours
entre chien et loup. Son grand plaisir était de me
faire conter des histoires pendant qu’elle me coif-
fait à la chinoise. Elle faisait placer un écran de-
vant la lampe et chantonnait :
Si près de douce bergère
Beau pastoureau parle d’amour.
Dérobe un instant la lumière !
11 leur suffit d’un demi-jour.
Puis retroussant mes cheveux, elle me disait :
111
« Conte, petite, et mets des jonquilles dans ton
histoire. »
— Cette grand’mère, — me dit tout bas milord,
assis à mes côtés, — était une insupportable folle,
et c’est elle qui, avec ses jonquilles et ses pastou-
relles, a commencé de déranger l’esprit de la mar-
quise! Impossible de vous dire combien je me suis
ennuyé auprès d’elle.
— Et vous vous en aperceviez ?
— A peine sorti de la chambre, cela me prenait
comme un coup de sang.
— Ainsi, Monsieur le chevalier, — continua la
marquise, essayez-vous dans le style jaune, si le
cœur vous en dit. Mais à tout prix évitez les pro-
sopopées et les apostrophes. Ces figures-là me fu-
rent toujours antipathiques. Si vous nous racontez
de nouveau les exploits d’Aura, — il est des mal-
heurs qu’il est bon de prévoir, — dites-nous sim-
plement, comme eût fait Xénophon : « Aura per-
dit son cavalier à l’entrée de la carrière... » Et ne
vous écriez pas comme un énergumène : « O in-
comparable Aura ! tu perdis ton cavalier, tu cou-
rus, tu vainquis... » Ces façons de parler sont
merveilleuses dans la bouche d’un brigadier de
112
gendarmerie arrêtant un criminel dans la rue :
« 0 scélérat ! tu m’as fait courir, te voilà pris ! »
Mais les gendarmes, gens très-utiles, sont de
mauvais maîtres en matière d’éloquence. Surtout
soyez le moins long que vous pourrez, et vous,
Messieurs, n’interrompez pas à tout coup, autre-
ment nous serons encore ici à la nuit, ce qui in-
quiéterait infiniment Ugly, à qui j’ai promis d’être
de retour avant qu’il ait terminé sa sieste.
Le chevalier se le tint pour dit, et après s’être
caressé le menton , avoir passé sa main dans ses
cheveux et avoir contemplé quelques instants le
camée antique qu’il portait en bague à l’index de
la main gauche, il commença de parler en ces
termes :
— Madame, j’ai le malheur d’ignorer la théorie
du style jaune, mais puisque vous aimez la préci-
sion et la clarté, je m’efforcerai, pour vous plaire,
d’être clair et précis, et à cette fin je n’envelop-
perai point le plan de mon discours dans une mys-
térieuse obscurité, ni ne vous ferai une de ces
pièces d’éloquence où la logique,
enlacée et coulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.
113
Je ne possède pas, Madame, Y art de servir à point
un dênoûment bien cuit , et je m’en vais d’emblée
vous déclarer nettement ce que je me propose de
vous démontrer. On nous a dit que notre cheval
était un barbe et j’en demeure d’accord; toute-
fois, ce n’est pas assez d'avoir déterminé à quelle
race il appartient. Phidias n’a pas représenté sur
la frise du Parthénon le hoor sauvage, le buveur
d’air du Sahara, mais le cheval barbe adopté par
la Grèce, vivant en Grèce et dressé par les prin-
cipes de l’équitation grecque. L’art grec, Madame,
était de l’art à la seconde puissance. Grâce à une
éducation fondée sur la gymnastique et la musi-
que, la vie nationale que reproduisaient dans leurs
ouvrages les poëtes et les sculpteurs, était déjà
elle-même de la sculpture et de la poésie; — ou,
pour parler autrement, le génie, les mœurs et la
culture d’un peuple sont à l’artiste qui s’en inspire
ce que serait un praticien, ébauchant une statue,
au statuaire qui l’achèverait; — or, en Grèce, le
praticien, chargé de dégrossir la matière que met-
taient en œuvre les artistes de profession, avait
lui-même l’âme d’un artiste, et c’est ce qui me fait
dire que l’art grec était de l’art à la seconde puis-
8
sance. Ainsi, pour en revenir au cheval, ie cour-
sier barbe, dressé par la méthode de Simon et de
Xénophon, était une véritable oeuvre d’art, et Phi-
dias, dans ses sculptures équestres, n’a fait que
reproduire en le glorifiant le caractère esthétique
de l’équitation grecque. Je partirai de ce principe
pour corriger deux propositions avancées par le
docteur. Il a défini notre cheval en nous disant
que c’était une âme , et il a ajouté que cette âme
avait quelque chose d’humain qui surprend et con-
fond. Je démontrerai que notre noble barbe, Ma-
dame, n’a que la moitié d’une âme, et que cette
humanité qui paraît en lui n’est pas un miracle,
mais un phénomène naturel dont l’artiste nous
fournit lui-même l’explication, — et démontrant
cela, je penserai avoir ajouté quelque chose aux
éloges qu’on a décernés à ce chef-d’œuvre.
— Eh vraiment' — dit la marquise, — je ne
vois pas de jonquilles là-dedans ; je vous avouerai
même que votre style me semble un peu obscur.
De grâce, point de formules de mathématiques !
car je n’ai jamais pu réciter couramment mon li-
vret, et l’algèbre m’est lettre close.
— Il est difficile de vous contenter, — dit le che-
115
valier non sans quelque dépit, — mais si vous dai-
gnez, Madame, avoir la patience de m’écouter, je
me flatte que vous n’aurez pas de peine à m’en-
tendre.
La marquise s’inclina profondément et le che-
valier continua comme suit :
— Sur le fronton occidental du Parthénon, si
tristement dépouillé par lord Elgin et où ne se
voient plus aujourd’hui que les figures de Cécrops
et de sa fille, le sculpteur, — si ce fut Alcamène
ou Phidias, je ne sais, — avait retracé, comme
nous l’apprend Pausanias, la querelle de Neptune
et de Minerve se disputant la possession de l’At-
tique et le droit de donner un nom à la cité nais-
sante. Choisissant entre plusieurs traditions celle
qui lui semblait fournir à son art le plus heureux
motif, il avait représenté le cheval sortant de terre
par l’ordre de Neptune et aussitôt dompté par la
main puissante de Minerve qui, sous les yeux de
son rival irrité et confus, l’attelait sans effort à un
char monté par Érechthée et la Victoire. Cette
légende nous explique comment il se fit que le
cheval fût également consacré à deux divinités :
l’une desquelles çn avait fait don aux hommes,
116
tandis que l’autre leur avait enseigné l’art de le
dresser et de s’en servir. Qu’à Neptune fût rap-
portée la naissance du cheval, la raison en est
simple : le culte de ce dieu, au témoignage d’Hé-
rodote, passa d’Afrique en Grèce, et ce fut d’Afri-
que aussi que, par l’entremise des Phéniciens, le
cheval fut apporté dans la Péninsule hellénique.
J’en pourrais alléguer ici plus d’une preuve; nous
savons en effet de science certaine que les Phéni-
ciens, qui établirent tant de comptoirs le long du
littoral de la Grèce, firent de tout temps un grand
commerce de chevaux africains; mais, Madame la
marquise me paraissant goûter médiocrement les
citations, je n’aurai garde d’en abuser et lui épar-
gnerai la fatigue de me suivre dans le détail d’une
démonstration qui , après tout , pourrait lui sem-
bler oiseuse. Il suffit que Neptune et le cheval étant
venus aux Grecs des mêmes régions et par la même
voie, il était naturel que la légende représentât le
dieu donnant naissance au cheval en frappant de
son trident soit le rocher de l’Acropole, soit je ne
sais plus quelle montagne de la Thessalie , selon
une autre version dont Lucain nous a conservé le
souvenir. Ce qui est certain, c’est que, du consen-
117
tement général des Grecs , le cheval fut toujours
tenu pour une importation étrangère, et, dans l’art
augurai des Telmisses, il était employé comme
symbole désignant les nations lointaines. Mais la
tradition varia davantage quant à la part qu’elle
attribua à Neptune dans le dressage du cheval.
Les uns voulaient que le donateur du plus pré-
cieux des quadrupèdes en eût été le premier in-
stituteur ; d’autres, au contraire, jugèrent que le
dieu des flots avait livré aux hommes le cheval en-
core sauvage, frémissant et furieux comme les va-
gues et les autans ils ajoutaient même qu’irrité
contre les mains audacieuses qui avaient osé tou-
cher à son ouvrage et plier à l’obéissance ce cœur
indomptable dans lequel il avait soufflé quelque
chose du génie des tempêtes , il se plaisait à dé-
concerter les calculs de cet art criminel en répan-
dant sur les attelages cet esprit de vertige et d'er-
reur qui fait le désespoir des écuyers. En plusieurs
lieux des autels étaient élevés à Neptune, effareur
de chevaux, Poséidon taraxippos, et par des sacri-
fices on cherchait à conjurer ces funestes influen-
ces, dont Hippolyte fut la plus fameuse et la plus
déplorable victime :
118
La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein, ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se consume ;
Ils rougissent le mors d’une sanglante écume ;
On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.
O sagesse céleste, Pallas Athènes en qui la force
était unie à la prudence, il était naturel de vous
attribuer l’honneur d’avoir contraint la fougue et
réduit les caprices du plus ardent et du plus vo-
lontaire des animaux!...
Cette apostrophe échappa si involontairement
à l’enthousiasme du chevalier, que la marquise ne
s’en scandalisa point. Elle était devenue très-atten-
tive, et son recueillement s’était communiqué à
nous tous, hormis à milord, qui s’efforçait en vain
d’étouffer ses bâillements convulsifs.
— Rappelons-nous, — continua le chevalier, —
la surprise mêlée d’épouvante que ressentirent les
Mexicains et les Péruviens à l’aspect des premiers
chevaux amenés dans le Nouveau Monde par les
conquérants espagnols, et nous ne nous étonne-
rons pas que les Grecs aient encore plus honoré la
divinité qui assujettit le cheval que celle qui l’avait
119
créé, ni que les Athéniens se soient complu à rap-
porter la gloire de l’avoir successivement attelé et
sellé, à cette Vierge divine qui représentait d’une
façon si particulière leur caractère et leur civilisa-
tion nationale. Est-ce à dire que l’art de F équita-
tion, tel que le pratiquèrent les Grecs, ait été créé
de toutes pièces? Cela n’est guère vraisemblable,
n’étant aucune de leurs institutions dont ils n’aient
reçu de pays étrangers le premier germe et la pre-
mière esquisse. Leurs mœurs, leurs usages, leurs
législateurs, les sciences, les arts, l’industrie, leurs
dieux mêmes, tout leur fut donné primitivement
par l’Orient; mais, entre les mains de ce peuple
ingénieux, tout se transforma, tout s’amenda, tout
s’embellit; ils marquèrent leurs emprunts du ca-
chet merveilleux de leur génie, plus originaux, s’il
se peut, dans leurs imitations, que les inventeurs
même dont ils suivaient les traces ; l’Orient avait
tout ébauché, les Grecs conduisirent tout à per-
fection, témoin ce que fit leur statuaire des divi-
nités informes que leur avaient léguées l’Afrique,
la Phénicie et l’Égypte , — sublimes métamor-
phoses qui nous rendent difficile de reconnaître
dans la Vierge du Parthénon et sa glorieuse égide
120
la Neith libyenne et sa peau de chèvre. — Et, je
vous le demande, laquelle d’entre les races de la
Grèce pouvait le disputer, dans cet art de se tout
approprier en perfectionnant tout, à ces Athéniens
dont Xénophon disait que, grâce à l’empire de la
mer, entendant parler les langues les plus diver-
ses, étudiant à loisir les mœurs et les coutumes les'
plus variées, ils avaient introduit chez eux un heu-
reux mélange de tout ce qu’ils avaient trouvé chez
les Grecs et les Barbares !...
En dépit de mon recueillement, j’eus à cet en-
droit de son discours une distraction qui m’empê-
cha de le bien suivre. De ma place j’apercevais
une des cariatides de la petite tribune de l’Érech-
théum, et les grâces incomparables de cette Vierge
antique me rendirent pensif et absorbèrent pen-
dant quelques instants toute mon attention. Quand
je sortis de cette rêverie, le chevalier dissertait
de l’équipement du cheval.
— Les Grecs , — disait-il , — montaient sans
étriers et à poil ou sur une selle consistant en un
simple panneau recouvert d’une peau de mouton,
et souvent en une pièce d’étoffe mise plusieurs fois
en double et formant coussinet. — Selon lui, cette
121
pratique leur était venue par les Phéniciens, ayant
été autrefois en usage sur tout le littoral asiatique
et africain de la Méditerranée. A ce propos, il
s’attacha à nous démontrer l’origine beaucoup plus
récente du harnachement actuel du cheval chez les
Arabes, et de leurs larges étriers où ils chaussent
tout leur pied et sur lesquels porte tout le poids
de leur corps, et de leur selle à kerbouss et à trous-
sequin, toutes choses qu’ils empruntèrent à la
fausse civilisation du Bas-Empire.
— La selle à arçons, — dit-il, — à pommeau
et à troussequin avait été inventée à Constantino-
ple, apparemment vers le milieu du IVe siècle, —
et un peu plus tard les étriers, dont il est ques-
tion pour la première fois dans le Traité de l’art
de la guerre écrit par l’empereur Maurice à la fin
du VIe siècle. Ces innovations byzantines se répan-
dirent partout, comme tant d’autres, étant con-
stant que les Turcs, par exemple, ont adopté avec
la selle et les étriers toutes les formes de l’admi-
nistration du Bas-Empire et maint usage qui sem-
ble peu d’accord avec leur génie primitif. Tant est
puissant l’esprit de Byzance, tant est grand son
prestige et l’empire qu’il exerce sur les âmes!
122
Sous les mêmes influences se propageant de pro-
che en proche , les Barbares de l'Occident , chez
qui autrefois, au dire de Tacite, l’usage de la selle
était tenu à déshonneur, adoptèrent cette selle à
piquer qui, avec ses battes et son troussequin, for-
mait une sorte d’encaissement où le cavalier s’em-
boîtait jusqu’aux reins. Les anciens Grecs n’a-
vaient eu garde de se jeter dans de pareilles in-
ventions ; ils entendaient que le cavalier, dépourvu
de moyens factices de tenue, cherchât la solidité
de son assiette dans la rectitude de la position et
dans son propre équilibre, et au XVIIIe siècle,
quand La Guérinière réforma l’équitation, il re-
vint à l’antique en faisant raser les battes et le
troussequin de la selle à piquer. Par le même prin-
cipe, les Grecs n’imaginèrent point l’usage des
étriers et eussent trouvé fort ridicule le cavalier
du moyen âge avec ses jambes roides, tenues à
distance du cheval et ne s’en rapprochant que par
saccades. A leur sens, le grand point était l’adhé-
rence et la fixité des genoux, le haut du corps étant
droit ou légèrement porté en avant ; à partir du
genou, la jambe devait être librement lâchée, de
telle sorte « qu’étant molle, si elle venait à heur-
123
ter, elle cédât et ne dérangeât point la cuisse. »
Est-il besoin d’ajouter que la noblesse des atti-
tudes et la grâce des postures n’étaient pas moins
exigées de l’homme de cheval que du gymnaste ?
Aussi est-ce au peuple de la Grèce le plus sensible
aux beautés naturelles qu’il appartint de rédiger
la théorie et de perfectionner la pratique de l’art
de l’équitation. Les Athéniens qui, ni à Marathon,
ni à Platée, n’avaient encore de cavalerie, l’im-
provisèrent dès qu’ils en sentirent le besoin, comme
ils avaient fait leur marine; — et bientôt elle fit
le plus bel ornement de leurs fêtes ; on sait quel
rôle jouaient leurs cavalcades dans la procession
des Panathénées. En peu de temps, l’élève et l’édu-
cation du cheval devint l’étude et la passion de la
jeunesse dorée. Être admis dans un club fashio-
nable, fréquenter l’école de Gorgias et faire courir,
telles étaient les marques auxquelles on reconnais-
sait les agréables et les bien-nés, le cheval étant
considéré comme un moyen de briller aussi efficace
qu’une hétérie et comme un animal non moins aris-
tocratique qu’un sophiste. Ainsi pensait cette bril-
lante jeunesse, et vous n’ignorez pas quels soupirs
arrachait au pauvre Strepsiade ce goût déréglé du
124
turf, qui poursuivait son fils Phidippide jusque dans
son sommeil et le faisait rêver d’écuries, de stee-
ple-chases et de koppalias.
Ici je recommençai de regarder la cariatide et
j’eus une seconde absence plus longue que la pre-
mière. En revenant à moi, j’entendis le chevalier
qui disait :
— L’équitation est intimement liée avec l’édu-
cation; à vrai dire, ce n’en est qu’un chapitre;
comme on élève les enfants, on élèvera les che-
vaux. Lisez Platon exposant l’art de former les
hommes, et Xénophon devisant après Simon des
pratiques à suivre pour dresser un cheval ; chez
l’un et l’autre, vous trouverez et les mêmes prin-
cipes et la même méthode. L’éducation athénienne
était aussi différente que possible de celle qui pré-
valut au moyen âge, et de cet ascétisme qui, met-
tant la nature à l’interdit, flétrissait le bonheur de
ces anathèmes, préconisait la tristesse, les austé-
rités, la haire et le cilice, enjoignant à l’homme
d’étouffer ses passions sous les cendres de la péni-
tence, et présentait à Dieu comme une offrande
agréable les recherches de cruauté d’un cœur
acharné à se tourmenter et à se détruire lui-même.
125
Mieux conseillée et respectant les lois et les pen-
chants de la nature humaine , l’éducation athé-
nienne s’appliquait à la discipliner sans la con-
traindre; elle n’enseignait pas cette vertu farouche
qui s’applaudit des retranchements d’une vie triste
et dépouillée, mais cette soumission volontaire et
facile à l’ordre de la justice, partage des 'cœurs
qui, par un long et familier commerce avec la rai-
son, ont appris à se plaire dans l’obéissance et à
faire conspirer leurs inclinations avec leurs de-
voirs. Nourries du lait de cette prudence antique,
les âmes croissaient librement ; on ne s’attachait
point à les gêner, à les contourner, à les resserrer
de toutes parts ; on n’avait garde d’en amortir le
feu ou d’en affaiblir le ressort ; on ne craignait
point que leur force se tournât en violence ni leurs
transports en fureurs ; il y avait en elles une dou-
ceur infuse unie à la fierté d’un naturel ardent, et
pour ainsi dire une mesure de passion que leurs
désirs n’excédaient jamais ; se maîtrisant sans ef-
fort, elles semblaient s’abandonner à elles-mêmes,
quand elles résistaient aux égarements de leurs
fantaisies , elles soupiraient pour le bien comme
les âmes corrompues pour les plaisirs illicites ;
126
point d’apprêt, point d’affectation, rien de guindé
ni de tendu ; elles joignaient au calme réfléchi de
l’âge mûr et à la faculté des fortes résolutions une
simplicité charmante, une aimable candeur qui,
perpétuant en elles les grâces de l’enfance , don-
naient à leurs vertus un air d’éternelle jeunesse.
Capables de tout, elles ne se piquaient de rien ;
leur sagesse était leur bonheur et leur santé; elles
fuyaient le désordre comme une souffrance, elles
se préservaient soigneusement de tout ce qui pou-
vait porter atteinte à leur beauté ; un rhythme se-
cret réglait leurs mouvements les plus vifs et il se
faisait, au fond de ces cœurs si bien gouvernés,
comme le doux bruit d’une fête dont une divinité
couronnée de fleurs était la suprême ordonnatrice.
Écoutez Platon parlant de ses concitoyens, qu’il
était peu disposé à flatter : « Quand les Athéniens
sont bons, dit-il, ils le sont au plus haut degré; ce
sont en effet les seuls qui ne doivent point leur
vertu à une éducation forcée ; elle naît en quelque
sorte avec eux ; on dirait un présent des dieux ;
aussi est-elle franche et n’a-t-elle rien de fardé! »
Et ce même Platon nous révèle le secret de cette
éducation nationale qui produisait de si beaux
127
effets : « Il n’est aucun animal, dit-il, qui, lors-
qu’il est jeune, puisse tenir sa langue ou son corps
en repos et ne fasse sans cesse des efforts pour se
mouvoir et pour crier. Aussi voit-on les uns sauter
et bondir, comme si je ne sais quelle impression
de plaisir les portait à danser et à folâtrer, tandis
que les autres font retentir les airs de mille cris
différents; mais aucun animal n’a par lui-même le
sentiment de l’ordre ou du désordre dont le mouve-
ment est susceptible et ne connaît de nature ce que
nous appelons mesure et harmonie. Ce sont les di-
vinités qui président à nos fêtes, les Muses, Apollon
et Bacchus, qui nous ont donné le sentiment de la
mesure et de l’harmonie avec celui du plaisir. Le
sentiment règle nos mouvements sous la direction
de ces dieux et nous apprend à former entre nous
une espèce de chaîne par l’union de nos chants et
de nos danses. » Vous le voyez, l’éducation athé-
nienne envoyait les âmes étudier la vertu à l’école
de la beauté; observant attentivement leurs mou-
vements naturels, elle les soumettait à la douce
règle de l’harmonie et pour ainsi dire enseignait
la musique aux passions. Eh bien! ce que Platon
prescrit, parlant de l’enfant, Xénophon le recom-
128
mande pour le dressage du cheval. Ne pas le vio-
lenter, ne pas l’assujettir brutalement, mais le dé-
bourrer , l’assouplir , développer graduellement
toutes ses qualités naturelles, surtout lui faire
prendre plaisir aux marques de soumission , aux
traits de vigueur et de gentillesse qu’on exige de
lui , lui rendre l’obéissance plus agréable que la
résistance ; en un mot lui insinuer le sentiment de
la mesure et de F harmonie avec celui du plaisir ou
à sa manière lui enseigner la musique, voilà en
quoi consiste, selon Xénophon, la bonne éducation
du cheval. Ce système eût paru bizarre aux écuyers
du moyen âge; ils ne s'occupaient guère de donner
de la joie au cheval, ni de le traiter en âme qu’on
respecte et dont on veut le bonheur. Les attentions
et les égards qu’on ne pensait pas devoir aux en-
fants, pouvait-on songer à les avoir pour les pou-
lains? Au surplus, l’art de l’équitation était in-
connu au moyen âge ; comme la plupart des autres
arts, il ne reparut dans l’Occident qu’à l’époque
de la Renaissance et fut d’abord cultivé dans le
pays qui le premier ressuscita l’antiquité. L’auteur
de cette rénovation fut un gentilhomme napolitain,
Federigo Grisone; à Naples, à Rome furent fon-
129
dées les premières académies équestres; plus tard
parut Pignatelli, dont les enseignements furent
propagés en France par ses disciples , la Broue et
Pluvinel. Mais c'est en matière d’éducation que l’es-
prit antique eut le plus de peine à se faire accepter
des modernes. Ce que Montaigne écrivit sur ce point
au XVIe siècle se perdit à vrai dire dans le vide ;
il fallut que Jean- Jacques parût pour que le génie
de la Renaissance fît justice des préjugés, des rou-
tines et des sottises qui avaient si longtemps dés-
honoré la pédagogie, — et pour preuve de ce rap-
port étroit qui est entre l’institution des hommes
et celle des chevaux , ce fut un contemporain de
Jean -Jacques, la Guérinière, qui fit prévaloir dans
l’équitation les règles de la nature et des Grecs.
Le fameux Grisou, grand homme en son genre et
qui semble avoir suivi Xénophon sur plus d’un
point, n’avait pas réussi à dépouiller cette bruta-
lité qui était encore dans les mœurs de son temps,
mariée je ne sais comment à toutes les recherches
d’une politesse raffinée. Il ne savait mieux que de
conseiller les attaques violentes et multipliées de
l’éperon pour réveiller l’action et assouplir l’ar-
rière-main; il enjoignait aussi de faire parcourir
9
130
avec furie de longues distances pour amortir le feu
du cheval, et le traitait non en ami, mais en es-
clave dont il faut réduire sans pitié les caprices et
les résistances. « Je vous advise, écrivait-il, que
quand le cheval use de quelque malice, comme de
branler la tête, se lever debout ou s’appuyer sur
la bride , ou bien lorsqu’il fera d’autres notables
fautes, lors vous lui donnerez le châtiment avec
une voix terrible et effrayante, et ireusement direz,
avec un cri âpre et menaçant, celle de ces paroles
qui vous viendra plus à gré : Or sus, or sus ; or là ;
ah! traître; ah! ribaud, tourne, arrête, tourne ci,
tourne là, — et autres semblables, pourvu que le
cri soit terrible!... » N’est-ce point là l’image de
ces maîtres enyvrès en leur cholère que réprimandait
Montaigne et qui lui faisaient dire : Quelle manière
pour esmller l'appétit envers leur leçon à ces tendres
âmes et craintifves, de les y guider d’une trongne
effroyable , les mains armées de fouets! Autrement
parlait à son cheval le sage élève de Socrate, sur
les bords riants du Céphise, et l’on peut dire que
dans son école , comme le voulait Montaigne , il
avait fait pourtraire la Joye, l Allaigresse, Flora et
les Grâces ; comme lui, il voulait que là où est le
131
proufit de l'écolier , là feust aussi son esbat. Écoutez-
le plutôt recommandant de dresser le poulain de
telle sorte qu’il devienne ami de l’homme, phi-
lanthrope, et à cet effet de pourvoir à ce qu’il ne
souffre jamais qu’étant seul et à ce que la cessa-
tion de toute incommodité lui vienne des soins de
son maître. « C’est ainsi, disait-il, qu’il en vien-
dra à aimer et à désirer même la présence de
l’homme. — Qu’on ait grand soin, dit-il encore,
de changer le lieu du travail et de varier la durée
des reprises , le cheval ainsi s’ennuiera moins ,
mieux se plaira à faire ce qu’on lui demande. Dès
que vous avez obtenu de lui une marque d’obéis-
sance, ayez soin de lui en témoigner votre conten-
tement en lui accordant quelque relâche ou en lui
faisant telle chose qui lui soit agréable. » Et ail-
leurs ' : « Les mauvais traitements ne produisent
jamais que maladresse et mauvaise grâce. Avec les
chevaux ne rien faire par colère, c’est la première
de toutes les règles; car la colère ne prévoit rien,
et ce qu’elle fait faire est presque toujours suivi
‘ Le chevalier cite de mémoire et assez fidèlement l’inimi-
table traduction de Paul-Louis Courrier.
132
du repentir... Le premier point sera d’éviter avec-
soin tout ce qui peut chagriner l’animal ; toute
aide brusque trouble un cheval impatient, comme
tout bruit, toute apparition, toute sensation sou-
daine trouble l’homme; généralement le cheval
appréhende et se brouille à tout ce qui est trop
subit. Si sa fougue l’emporte, pour s’en rendre
maître il ne faut pas tirer la bride tout à coup,
mais la ramener doucement à soi et par gradations
le réduire sans violence. Lorsqu’on verra qu’il
porte beau et sent avec plaisir la légèreté de la
main, qu’on se garde bien alors de le chagriner en
rien, comme pour le faire travailler, mais qu’on le
caresse au contraire connue pour cesser le tra-
vail. » Ne semble-t-il pas entendre Jean- Jacques
remontrant et censurant la brutalité de la gent
porte-férule , et qu’eût pensé Xénophon de ces
grandes raies sanglantes qu’imprime le redoutable
éperon des Arabes sur le flanc des chevaux ramin-
gues ou rétifs et de ces cris furieux de Grison :
Ribaud, traître, tourne , arrête ?... Et cependant ce
Grison pensait en homme de sens sur plus d’un
point; plus sage même à certains égards que ses
successeurs et ses disciples, il n’enfermait point
133
l’équitation entre les quatre murs d’un manège, et,
pour alléger l’avant-main et forcer les chevaux à
lever les jambes, conseillait de les promener dans
les guérêts frais labourés, dans les chemins pier-
reux, dans les rivières. Après lui l’équitation tomba
dans la manière; les piliers et la muraille de-
vinrent les grands engins d’éducation équestre ;
Pluvinel, comme plus tard le duc de Newcastle,
mirent toute leur étude à ces fameux assouplisse-
ments dont l’excès est si contraire à la grâce du
cheval, comme tout ce qui force la nature. Ce ne
fut encore qu’au XVIIIe siècle que l’on s’avisa
de revenir aux prescriptions du bon sens. « J’ai
vu, écrivait en 1756 Gaspard Saulnier, écuyer de
TUniversité de Leyde, j’ai vu des écuyers qui pous-
saient l’extra vagance jusqu’à plier le cou des che-
vaux de manière que leur tête venait toucher la
botte du cavalier ; ils croyaient alors faire des
merveilles et être fort habiles, et réellement ils
passaient pour tels dans le public. » Et la Guéri-
nière, ce Jean- Jacques du cheval, se plaignit amè-
rement de « ces partisans de justesses recherchées
qui amortissent le courage de ranimai et lui ôtent
toute la gentillesse que la nature lui avait don-
134
née. » Après lui, les d’Abzac, prisant peu le pli en
demi-cercle ou le demi-pli en arc, et abandonnant
ce travail raccourci où se réduisait l’équitation, la
ramenèrent à des allures plus franches, réduisirent
à leur juste importance les ballottades, les sara-
bandes, les terre-à-terre et le galop sur deux pis-
tes, et se conformèrent sans s’en douter aux tra-
ditions de la Grèce, préférant le cheval qui brille
dans le turf, à la chasse ou dans les batailles, à
celui dont tout le mérite consiste à la parade.
Dans son livre des Lois, Platon déclare qu’au
moyen des jeux il faut tourner le goût et l’inclina-
tion de l’enfant vers le but qu’il doit atteindre pour
remplir sa destinée, et il définit l’éducation une
discipline bien entendue qui, par voie d’amuse-
ment, conduit l’âme de l’enfant à aimer ce qui, de-
venu grand, le doit rendre accompli dans le genre
qu’il embrassera. De même Xénophon, enseignant
l’équitation, ne perdait jamais de vue l’emploi que
le cheval serait appelé à faire de ses forces. Le
cheval est né pour courir, c’est un cheval de course
qu’il se proposait de former, et les pratiques qu’il
recommandait s’accordent avec celles de Ven traî-
nement, aujourd’hui consacrées par l’usage en An-
135
gleterre et qui ne peuvent être condamnées que
par les adorateurs de l’obésité. Xénophon ne se
contente pas des exercices de manège, il veut qu’on
aille s’exercer en pleine campagne, hors des che-
mins battus. S’élancer sur les tertres, en descen-
dre d’un saut, franchir les fossés, les murailles sè-
ches qui séparent les champs ; dans les pentes ra-
pides, courir à val, ou contre-mont, ou oblique-
ment, sauter hors d’un fond ou même de haut en
bas, tels sont, selon lui, les exercices que le ca-
valier doit surtout pratiquer; il approuve même le
galop dans les descentes , comme faisaient les
Perses et les Odryses, comme font encore aujour-
d’hui les Géorgiens; ce qui, à la vérité, offre moins
de danger avec des sabots sans fers. Après cela
il ne parle guère d 'assouplissements; le cheval qui
lui plaît est un cheval vite, doux au montoir et
ami du travail, ayant force, bonne volonté, les
aides fines, la bouche tendre et loyale, le pas
averti et relevé, les mouvements écoutés et liants,
partant de vitesse quand il le faut, juste au parer
et formant des arrêts courts et sûrs, vif, ardent,
s’animant sous la main et capable de fournir de
longues courses, mais aussi facile à retenir qu’à
136
lancer et joignant à 'une infatigable vigueur la
franchise et la variété des allures. Pour ce qui est
des voltes, il n’en connaît guère d’autre que la
demi-volte par laquelle on termine la passade , et
l’exercice de Y entrave, qui accoutume le cheval à
tourner aux deux mains, — et Philopœmen qui,
au dire de Polybe, réforma la cavalerie achéenne
tombée en décadence, ajouta peu de chose à ces
pratiques. Ce n’est pas que Xénophon refuse de
rien donner à la parade et qu’il condamne les airs
relevés et les allures trides. Il n’aurait garde ; tout,
ce qui sert à déployer les grâces du cheval lui pa-
raît bon et il donne des enseignements à ceux qui
désirent un cheval à caracoles et à croupades;
seulement il a soin de remarquer que tous ne sont
pas susceptibles de ces airs, mais ceux-là seule-
ment qui joignent à une âme noble un corps sou-
ple et vigoureux, et il eût approuvé Bourgelat, qui
remarque, dans son Nouveau Neivcastle, qu’il n’est
point de cheval universel et qui manie également
bien au terre-à-terre, au mezair, à ballottades ou
à courbettes; chacun a sa disposition particulière,
affectée à certain air auquel il répond davantage,
et exiger du premier venu des cabrioles serait
137
aussi ridicule que de prétendre enseigner à tous
les hommes l’art des pirouettes et des entrechats.
Xénophon était d’Athènes, c’est-à-dire du pays
du monde où l’on encourageait le plus T originalité
des opinions et des mœurs; nulle part le joug des
manières convenues et des préjugés reçus ne fut
moins tyrannique , nulle part la tolérance morale
ne fut poussée si loin ; à Athènes , chacun était
libre de façonner son âme et de régler sa vie con-
formément à ses goûts et à son humeur, et ce res-
pect pour le caractère individuel nous le retrou-
vons dans ce que dit Xénophon des chevaux et
dans l’attention qu’il porte à varier leur éducation
selon leurs qualités et leurs aptitudes innées. Mais
il proscrit sévèrement tous les exercices contraires
à ce que le cheval est porté à faire de soi'-même ;
il veut qu’on développe ses grâces naturelles, non
qu’on lui en donne de postiches et de maniérées,
qu’un goût délicat ne saurait agréer. Encore une
fois, ne point forcer la nature, mais la consulter
sans cesse, la suivre et la cultiver, tel est le prin-
cipe dont il ne s’écarte jamais. « Si quelqu’un, dit-
il, veut faire paraître avantageusement son cheval,
qu’il se garde bien de le tourmenter, soit en lui ti-
138
rant ia bride, soit en le pinçant de F éperon ou en
le frappant avec un fouet , par où plusieurs pen-
sent briller; mais de tels moyens produisent juste-
ment le contraire de ce qu’on en attend; ainsi mal-
traité, le cheval se déplaît au travail, et loin d’a-
voir de la grâce, ne montre dans ce qu’il fait que
douleur et chagrin. Conduit, au contraire, par une
main légère, relevant son encolure et ramenant sa
tête avec grâce , il prendra l’allure hère et noble
dans laquelle il se plaît naturellement, car, quand
il revient près des autres chevaux, surtout si ce
sont des femelles, c’est alors qu’il relève le plus
son encolure, ramène sa tête d’un air superbe et
vif, lève moelleusement les jambes et porte la
queue haute. » Et après avoir indiqué comment on
arrive à’ faire prendre ainsi au cheval les allures
les plus brillantes, il ajoute : « Si, l’ayant instruit
à cela, en même temps qu’on ramène la bride, on
emploie quelqu’une des aides propres à le faire
partir, alors contenu par le mors, excité par les
aides qui le chassent en avant, il avance la poi-
trine, il lève haut les bras; mais si, après l’avoir
ainsi enflammé, on lui rend la bride, par l’aise qu’il
éprouve en se trouvant délivré de la sujétion du
139
mors, il redresse fièrement la tête, ploie les jambes
avec grâce et prend absolument le même air que
lorsqu’il veut se faire valoir auprès des autres che-
vaux, et quiconque le regarde en ce moment l’ap-
pelle généreux, noble, courageux, plein de feu,
superbe. » Mais il ne se lasse pas de le redire, et
il cite Simon là-dessus : ce qu’un cheval fait par
force , il ne l’apprend pas , et cela ne peut être
beau, non plus que si on voulait faire danser un
homme à coups de fouet et d’aiguillon. Il s’agit
donc de l’amener à faire à volonté ce qu’il fait na-
turellement quand il veut paraître beau; il faut
qu’au moyen des aides il prenne comme de lui-
même les airs les plus brillants. « Et qu’on le sa-
che, dit-il, le cheval, dans ses airs, est une chose
si belle, si gracieuse, si aimable, que, lorsqu’il
s’enlève ainsi sous la main du cavalier, il attire les
regards de tout le monde , il charme jeunes et
vieux, on n’en peut détacher sa vue, on ne se lasse
point de l’admirer tant qu’il développe par ses
mouvements sa grâce et sa gentillesse... Tels sont,
ajoute-t-il, les chevaux qu’on représente portant
les dieux et les héros, et ceux qui les savent ma-
nier se font grand honneur. »
140
Et tel est, avez-vous déjà dit en vous-mêmes,
tel est le cheval de Phidias auquel nous consa-
crons ces discours; car, pour le peindre, il m’a
suffi de laisser parler Xénophon , et dès les pre-
miers mots, vous l’avez reconnu. Assurément vous
m’approuverez d’avoir chargé de le décrire Xéno-
phon et non Abd-el-Kader ; car, d’emprunter à
l’émir son portrait du cheval barbe et de s’écrier:
Voilà le cheval de Phidias ! — en vérité , il n’y
avait pas d’apparence. Je l’ai déjà dit, ce cheval
barbe, sculpté par un ciseau immortel, est un che-
val qui a de l’école, et c’est à Athènes qu’il fut
dressé et instruit; à vrai dire, il est l’emblème de
l’éducation telle que l’entendaient les Athéniens,
de cette éducation qui disciplinait les âmes sans
leur rien ôter de leur énergie et de leur fierté. Ce
cheval ne se cabre pas, il s’enlève sous la main du
cavalier qui l’invite à faire montre de ses grâces,
il manie à courbettes, et admirez le pli moelleux
de ses bras, l’aisance de ses mouvements; bien
loin de s’emporter, il ne fait qu’obéir, mais il obéit
sans effort, sans contrainte; c’est pour lui besogne
d’affection, non de commande; son humeur ardente
s’empresse à' se soumettre aux volontés de son
141
maître, ou plutôt ils n’ont l’un et l’autre qu’une
seule volonté. Qui parle d’avoir peur de ce che-
val? Regardez-le quelque temps, et vous découvri-
rez dans l’air de sa tête, dans son regard, dans sa
bouche, une expression de tendresse qui est vrai-
ment ce qn’il y a en lui de miraculeux. Non, ce
cheval n’est ni un dieu, ni un esclave qui obéit en
frémissant, mais un ami qui librement se donne,
en un mot, c’est le cheval tel que le voulait Xéno-
phon, à la fois doux et terrible à voir, et plus le
sculpteur a fait paraître son immortelle vigueur et
son indomptable fierté, plus nous ressentons le
charme pénétrant de tant de douceur unie à tant
de fougue et d’ardeur .. Secret merveilleux de l’art
grec que de combiner en une même figure, en une
même âme, deux qualités contraires qui se font res-
sortir l’une l’autre ! — contrastes vivants bien su-
périeurs à l’abstraite simplicité de la plupart des
créations de l’art moderne. Rappelez- vous , par-
exemple, les héros du plus Athénien de tous les
poètes, de Sophocle, — évoquez devant vous par-
le souvenir Antigone, Œdipe, Philoctète, Ajax,
dans les moments où les poursuites du destirr les
laissent un instant respirer ! — Ce qui en eux sur-
142
prend et ravit, c’est ce calme qui n’est pas le som-
meil d’un cœur engourdi , mais le triomphe d’une
grande âme passionnée qui se maîtrise et se pos-
sède, c’est cette douceur divine des forts et des vio-
lents qui savent aimer, — et voilà justement ce qui
respire sur cette tête de cheval. Aussi ne me parlez
pas du superbe coursier de Job, qui creuse la terre
en se secouant et se remuant, et dont le hennisse-
ment sauvage jette partout l’épouvante ; — voici
vraiment un spectacle plus rare et plus merveil-
leux, — une force indomptable qui se dompte par
amour.
Après cela m’amuserai-je à réfuter ce Solleysel
qu’on vous a cité, et qui reprochait aux sculpteurs
de l’antiquité d’avoir toujours représenté les che-
vaux dans des 'postures de rage et de désespoir, ap-
paremment parce qu’ils n’en voyaient point d’au-
tres, leurs chevaux n’ayant aucune école? Le mal-
heureux en allègue pour preuve qu’ils ont tous la
bouche ouverte d’une si étrange manière, que c’est
la chose du monde la plus horrible, — ignorant que
le mors des anciens avait deux rouelles, placées de
chaque côté, entre les barres et la langue, qui
empêchaient le cheval de serrer entièrement les
143
mâchoires, pour 11e pas parler de ces embouchures
brisées accompagnées d’annelets qu’il mâchait sans
cesse, — par où s’expliquent, dans les sculptures an-
tiques de chevaux, ces bouches à demi ouvertes se
jouant avec le mors. — Mais laissons là les étran-
ges assertions de Solleysel ; ce qu’il m’importe bien
plus de relever ici, c’est le contraste que présente
cette sculpture de Phidias avec la plupart des
groupes équestres de nos artistes modernes. Ayant
à graver dans le marbre ou à couler dans le bronze
l’image d’un capitaine ou d’un roi, ils ne man-
quent pas de guinder leur héros sur le dos d’un
cheval, — et cela parce qu’apparemment on se
représente volontiers les rois et les capitaines à
cheval, et que d’ailleurs le personnage est ainsi
plus haut placé, s’éloigne de terre, imprime plus
de respect — Mais, du reste, entre le cavalier et
sa monture, nul concert, nul accord de lignes ni de
mouvements ; ce cheval n’est pas autre chose qu’un
second piédestal ou le second étage du soubasse-
ment. .Je n’exagère rien, je vous délie de me si-
gnaler beaucoup d’exceptions. Et, pour sortir des
généralités, songez à l’une des oeuvres les plus
vantées des temps modernes , à l’un des chefs-
144
d’œuvre de la Renaissance, à cette fameuse statue
équestre du général Bartolommeo Colleone de Ber-
game, qui décore à Venise la place de l’église Za-
nipolo.
Je ne sais si vous avez lu dans Vasari que la
Seigneurie ayant décidé d’élever ce monument à un
général qui lui avait rendu de grands services, en
confia l’exécution à Andrea Verocchio, le maître
du Perugin et de Léonard et l’un des sculpteurs
d’alors les plus en renom. Puis, se ravisant, par
l’effet de quelque intrigue, la Seigneurie, au mo-
ment qu’il venait de terminer le modèle de son
cheval, lui retira la moitié de la commande et
chargea Vellano de Padoue, élève de Donatello,
de faire la statue du général. Bizarre fantaisie,
n’est-ce pas? et qui montre quelle idée on se fai-
sait alors d’une statue équestre. Mais, chose plus
étonnante! Verocchio lui-même, dans son dépit,
n’allégua point à la Seigneurie l’absurdité d’intro-
duire dans les arts la division du travail, qui con-
vient dans l’industrie, et de dire à deux artistes :
Arrangez-vous à n’avoir chacun que la moitié
d’une idée, comme, parlant à deux ouvriers, on
dit à l’un : Tu feras le ressort de cette montre ; —
145
à l’autre : Tu en feras la chaîne. Non, Verocehio
se fâcha seulement de l’affront et du tort qu’on lui
faisait; outré de colère, il brisa la tête et les jam-
bes de son cheval et gagna au pied. Le sénat lui
ayant fait dire que, s’il se hasardait à revenir à
Venise, il paierait de la tête son insolence, Andréa
lui fit répondre qu’il n’aurait garde, considérant
que les sérénissimes seigneurs ne seraient pas en
état de lui remettre sa tête en place une fois cou-
pée : Corne avrebbe saputu lui fare di quella che egli
a vea spezzata al suo cavallo. Cette plaisanterie dés-
arma le courroux du sénat, qui lui donna pleine
licence de revenir et lui restitua toute la com-
mande. Mais, en bonne foi, quand la statue de Col-
leone eût été exécutée par les deux rivaux travail-
lant sans se concerter , je ne sais si elle y aurait
beaucoup perdu ; car, dans celle qui se voit sur la
place Zanipolo, on ne trouve ni harmonie, ni unité
de pensée, et l’on ne peut s’empêcher de croire
que le Verocehio qui fit le cheval ne fut pas le
même qui fit le cavalier. Je n’ai jamais pu le re-
garder sans une sorte de chagrin, ce cheval trop
vanté. Vous souvient-il de cette petite tête insi-
gnifiante ajustée à cet énorme corps, à ce ventre
10
146
lourd, à cette croupe massive, à ces flancs ense-
velis sous la graisse ? Assurément ce n’est pas là
le cheval qu’aimait Xénophon, celui dont on peut
dire qu’il a de l’âme. Ce triste destrier souffre de la
pléthore et il a l’air morne, languissant, éteint,
que donne une digestion pénible accompagnée de
somnolence. Nulle action, rien qui annonce la vie,
sans compter que la position de ses jambes ne se
peut expliquer. Il lève celle de droite de l’avant-
main, en la repliant de mauvaise grâce; ce qui fai-
sait dire à Cicognara que ce cheval a l’air de vou-
loir descendre de son piédestal ; mais on peut se
rassurer là-dessus , les trois autres jambes sont
solidement fixées au sol qu’elles pressent de tout
leur poids ; en particulier la jambe de gauche de
derrière, qui devrait accompagner le mouvement,
est la plus reculée de toutes, et bien habile qui la
détacherait du piédestal. Dira-t-on que ce cheval
veut gratter la terre de sa corne ? mais il lèverait
moins la jambe et la plierait autrement. Ou bien
croira-t-on qu’à la mode du temps, il s’occupe de
faire la jambette ? Vous savez que c’était la cou-
tume, lorsqu’au bout de la passade on opérait la
demi-volte, de faire plier au cheval la jambe de la
147
main à laquelle il se trouvait et de la maintenir
ainsi troussée jusqu’à ce que le demi-tour fût exé-
cuté; mais rien n’annonce cette manœuvre, et
d’ailleurs le cavalier ne donne aucune aide à sa
monture, ne la renferme point dans ses jambes,
lesquelles se tiennent à distance, et franchement a
l’air de penser à tout autre chose qu’à passades et
jambettes. Reste à croire que ce bras droit gesti-
cule et que ce cheval, somnambule, déclame dans
son sommeil, ou, pour mieux dire, j’imagine qu’il
s’est endormi au moment même qu’il s’allait mettre
en marche , et qu’on a justement choisi ce temps
pour le couler en bronze. Ce qui est hors de doute,
c’est, que ce mouvement, préparé et devenu désor-
mais impossible, cause au spectateur un malaise
indéfinissable que vous avez dû ressentir comme
moi. Et maintenant quel désaccord, je vous prie,
entre ce quadrupède pléthorique et somnolent et
ce farouche cavalier, coiffé de son heaume, roide,
anguleux, aux formes un peu rudes, hardiment
campé sur sa selle à piquer, le dos touchant à
peine le troussequin, le bras gauche fièrement ra-
mené en arrière, le visage aquilin, au profil éner-
gique et qui respire le défi et l’orgueil du comman-
148
dement? A coup sûr, ni ce cheval ne peut s’ac-
commoder de ce cavalier, ni ce cavalier de ce che-
val, et l’impression qu’on reçoit de cette discon-
venance redouble le malaise que causait le mou-
vement suspendu de l’animal...
Vous le dirai-je? Par moments, je suis tenté de
croire que les Grecs seuls, mieux partagés, possédè-
rent le génie du groupe, la science des accords, le
secret de cette harmonie ravissante qui paraît dans
tous leurs ouvrages. Regardez ce cheval que vous
aimez, Madame, ce cheval qui en quelque sorte
vous appartient, si du moins comprendre c’est pos-
séder, — ce cheval qui manie à courbettes en s’en-
capuchonnant et s’étudie à parader pour faire hon-
neur à son maître, — et regardez aussi ce cava-
lier coiffé de son pilos arcadien, drapé dans son
manteau aux plis serrés dont la frange pend au
long de sa jambe; — observez comme leurs poses,
leurs attitudes s’accompagnent, comme la tête du
cavalier, portée en avant et mollement inclinée
sur sa poitrine, répond au mouvement onduleux
de l’encolure du cheval, et comme toutes ces li-
gnes forment cette mélodie délicieuse des formes
que la sculpture moderne n’a point su reproduire.
149
Et remarquez ensuite que cet accord des lignes et
des mouvements n’est que l’emblème du concert
des âmes et des pensées. En tous deux, l’homme
et le cheval , même aisance , même abandon ; nul
effort , une vigueur assurée d'elle-même et qui se
complaît à jouer. Sans contredit le cavalier com-
mande, mais on s’en aperçoit à peine ; il agit sur
le cheval par des aides insensibles ; uni avec lui
comme dans le Centaure le buste humain l’était, au
quadrupède, il n’est en eux qu’une âme qui agit
également dans l’un et dans l’autre, et voilà pour-
quoi je pense ajouter aux éloges déjà décernés à
ce cheval en certifiant qu’il n’a que la moitié d’une
âme. Avais-je moins raison d’avancer que ce qui
paraît d’humain dans cette tête de cheval n’est pas
un miracle, mais un effet naturel dont l’artiste lui
même nous fournit l’explication? C’est dans son
union intime avec son maître que ce cheval dé-
pouille tout ce qui en lui tient de l’animal et que
son âme s’ennoblit plus qu’il ne semble appartenir
à son espèce. Ou, pour m’exprimer autrement,
l’éducation qu’a reçue le cavalier, il la transmet à
son cheval. Jugez vous-mêmes s’ils n'ont pas l’air
d’être sortis de la même école, ou laissant là, si
150
vous voulez, ce grand jeune homme au pilos d’Ar-
cadie, dont la figure par malheur a été mutilée par
le temps , contemplez à l’extrémité de gauche de
la frise .ces autres éphèbes montés sur leurs cour-
siers qui, galopant, portant au vent, maniant à
tous les airs, s’en vont rejoindre cette merveilleuse
cavalcade que la perfide Albion s’enorgueillit de
posséder dans son palais des Arts... Ce n’est pas
d’aujourd’hui que nous la connaissons, cette char-
mante jeunesse ; dès longtemps Platon, Xénophon,
Aristophane, nous ont introduits auprès d’elle, et
dernièrement un écrivain français a célébré sa
gloire dans un langage si noble, si digne de ce
qu’il voulait louer, qu’il serait difficile d’y rien
ajouter 1 . Combien de fois , Madame , n’avez-vous
pas admiré ces profils si purs et si délicats, ces
corps aux proportions exquises où la souplesse le
dispute à la force, ces fronts ouverts que quelque
Muse semble avoir purifiés par un baiser, ces bou-
ches finement découpées , ces figures à la fois sé-
rieuses et sereines où une âme généreuse fait in-
1 Nous pensons que te chevalier entend parler ici Des jeu-
nes gens de Platon , admirable étude de M. Taine.
151
cessamment passer sa flamme et son charme. . . Ce
sont bien là ces adolescents qui s’en allaient dans
les gymnases, comme dit le poëte, « couronnés de
joncs aux fleurs blanches, avec un sage ami de
leur âge, respirant l’odeur du smilax, du blanc
peuplier, jouissant du loisir et du beau printemps,
quand l’ormeau murmurait auprès du platane... »
Eh bien! Madame, cavaliers et chevaux ont je ne
sais quel air de famille; même grâce et même vi-
gueur, même douceur et même fierté, respirant
tous la dignité d’un cœur libre qui n’a d’autre
maître que la raison; cavaliers et chevaux, ils ont
tous été élevés sous le doux ciel de l’Attique ,
parmi les oliviers de l’Académie et les lauriers
roses du Céphise, en vue de l’Hymette sacré, alors
que vivaient Périclès , Aspasie et Socrate ; cava-
liers et chevaux, ils reçurent tous en partage cette
beauté de l’âme que cultivait l’éducation athé-
nienne; chevaux et cavaliers, ils ont tous appris
cette musique qui produit, au dire de Platon, l’har-
monie des âmes et l’ordre immuable de l’univers.
Pendant la dernière partie de ce discours, la
marquise était devenue rêveuse. Tant qu’il avait
été question d’étriers et de selles à piquer, elle
152
avait écouté attentivement le chevalier en le re-
gardant avec cet air intelligent et sympathique
qui lui donne tant d’attraits dans ses moments de
belle humeur. Mais quand il avait commencé à
parler d’harmonie et de musique, elle avait baissé
les yeux, incliné la tête et s’ était mise à déplier et
à replier nonchalamment, son éventail . d’un air
préoccupé et songeur. J’avais déjà souvent remar-
qué qu’il suffit de certains mots prononcés avec un
certain accent pour la rendre mélancolique et pen-
sive, — et, en vérité, le chevalier, bien qu’elle ne
songeât pas à lui adresser le moindre compliment,
paraissait enchanté de l’effet qu’il avait produit.
Ce que j’avais aussi remarqué, c’est que Nanni.
occupé à son ordinaire à dessiner des arabesques
dans un petit portefeuille qui ne le quitte jamais,
s’était souvent interrompu de son travail pour atta-
cher sur la marquise des regards d’une expression
singulière , jusqu’à ce que , s’apercevant que je
l’observais, il se hâta de les détourner en rougis-
sant. Quant à milord, il paraissait très-fier de n’a-
voir pas dormi et semblait attendre que le cheva-
lier l’en remerciât . Voyant que celui-ci n’en faisait
rien ;
153
— Tout cela est bel et bon, — dit-il en se le-
vant; — mais il n’est pas moins vrai qu’une selle
anglaise est une belle chose, que, pour franchir
un fossé, je préférerai toujours un cheval anglais
dressé à l’anglaise à un petit cheval barbe osseux,
à qui Xénophon aura appris la musique, et j’a-
joute qu’à cette heure je déjeunerais plus volon-
tiers d’un beafsteak anglais accommodé par le cui-
sinier de l’hôtel d’Angleterre que d’un troisième
grand discours sur un cheval estropié à qui il man-
que les deux jambes de derrière et monté par un
cavalier à qui il ne reste que la moitié de la figure !
Cette boutade tira la marquise de sa rêverie ;
elle releva la tête et regarda son oncle en souriant.
Le chevalier ne put réprimer un mouvement d’hu-
meur en voyant rompre ainsi par un propos im-
pertinent le charme qu’il avait jeté sur l’aimable
veuve, et celle-ci, voyant son air morfondu, recou-
vra toute sa gaîté et mordit ses belles lèvres pour
étouffer un éclat de rire. Puis, se levant, elle prit
le bras du docteur, et s’acheminant avec lui vers
les Propylées :
— Eh bien ! — dit-elle , — mon pauvre bon
docteur, on vient de vous faire votre leçon. Oh ! le
154
plus froid et le plus égoïste des hommes, qui pen-
sez que ce qu’il y a de mieux ici-bas c’est la force
qui s’adore et la beauté qui se contemple! Faut-il
que vous appreniez de la bouche d’un diplomate le
bonheur de ne posséder que la moitié d’une âme et
de placer l’autre en gage chez le prochain ? Ces
choses-là ne s’étudient pas dans Bochart. Soyez
reconnaissant à qui vous les enseigne. Réformez-
vous, mon respectable ami, à l’avenir ne vous suf-
fisez plus à vous-même, aspirez à vous compléter
et par-dessus tout étudiez la musique!
Puis se retournant de notre côté :
— Messieurs, — nous dit-elle, — allons déjeuner,
et ce soir à quatre heures nous irons chercher sur
les bords du Céphise un lieu propice où continuer
cette joute oratoire.
Nous descendîmes les derniers, l’abbé et moi. Je
m’aperçus queNanni ne nous suivait pas. Je le fis
observer à l’abbé et nous retournâmes sur nos
pas. Nous le trouvâmes dans l’enceinte du Par-
thénon, assis, un crayon à la main, en face d’une
*
des métopes rangées contre la muraille. L’abbé
l’appela.
155
— Que fais-tu là, Nanni? — lui dit-il. — Viens
déjeuner.
— Je n’ai pas le temps, — répondit-il. — Il
faut que je fasse un crayon de ce taureau et de
ces deux hommes ; vous savez que la marquise
m’en a prié.
— Tu as déjà fait dix copies de ce groupe ! —
repartit l’abbé.
— Deux seulement, — dit-il. — Mais la pre-
mière s’est perdue on ne sait comment ; la seconde
a été enlevée par le bichon, et la marquise n’a pas
voulu le fâcher en la lui reprenant. Hier elle m’a
demandé de la refaire.
L’abbé s’avança vers lui.
— Nanni, mon enfant, — lui dit-il, — n’obéis
jamais aux caprices de qui que ce soit.
L’enfant rougit, et pour dissimuler son embar-
ras, il affecta de répondre d’un ton dégagé et en
souriant :
— Les caprices d’une jolie femme sont sacrés.
Mais l’abbé le regardant d’un air sévère :
— Ne répète jamais ces sottises, — lui dit-il
d’une voix rude, — et viens déjeuner.
IV
A quatre heures nous étions rassemblés à la
porte de l’hôtel d’Angleterre et nous attendions la
marquise. Elle ne tarda pas à paraître. Comme,
en dépit de la chaleur, elle se sentait en humeur
de marcher, elle renvoya les voitures, et nous
nous acheminâmes à pied vers les bords du Cé-
phise.
Il est peu de villes, à mon sens, dont les envi-
rons puissent le disputer en beauté à ceux d’Athè-
nes. Assurément l’abondance des eaux et la richesse
de la végétation ne sont pas pour un paysage un
médiocre ornement, — et c’est une belle chose que
Brousse, par exemple, la Grenade du Levant, éta-
geant ses mosquées , ses minarets et ses maisons
de toutes couleurs sur le premier penchant de
l’Olympe, au-dessous de noires forêts de châtai-
gniers, et commandant une vallée qui s’étend à ses
pieds comme une vaste mer de verdure et étale
aux regards ses prairies, ses immenses vergers,
ses épais bocages, ses chemins montants enfermés
de haies vives de quinze pieds de hauteur, et ses
collines en pente douce recouvertes d’une luxu-
riante végétation qu’entretiennent dans une éter-
nelle fraîcheur des sources jaillissantes et des ruis-
seaux murmurants. Cependant, ce que je prise plus
encore que l’éclat et la richesse des ombrages,
c’est la grâce des lignes, la variété des teintes et
la diversité harmonieuse des formes, et nul pay-
sage à mon gré ne rassemble plus heureusement
ces trois ordres de beautés que la campagne d’A-
thènes.
Représentez-vous une longue plaine se relevant
insensiblement sur les côtés pour rejoindre les
montagnes qui lui servent de bordure, — l’Hy-
mette à l’est, l’Hymette aimé des abeilles, avec sa
croupe onduleuse et ses flancs coupés de gorges
étroites; — au nord, la pyramide dentelée du
Pentélique, et le Parnès avec ses sapinières et la
sauvagerie de ses tiers contours et de ses profon-
des crevasses; — à l'ouest, la longue chaîne de
l'Ægialeus, courant en ligne droite vers la mer et
coupé en face d’Athènes par le défilé de Daphné,
où passait la procession d’Éleusis ; — au sud, la
mer, ses îles et son encadrement de hauteurs es-
carpées. Au pied des montagnes s’élèvent en grand
nombre des collines de l’aspect le plus différent,
quelques-unes isolées, les autres se reliant entre
elles par des cols plus ou moins évidés ; dans la
direction du Pentélique, l’Anchesme aux pentes
gazonnées s’élevant en gradins; plus près d’Athè-
nes, au nord de la ville moderne, cet étrange mon-
ticule du Lycabette , énorme roc pointu à double
cime, échappé, comme vous le savez, des mains de
Minerve dans la surprise que lui causa la corneille
en lui apprenant l’indiscrétion d’Aglaure. Entre
Athènes et la mer, l’Acropole avec ses superbes
rochers nus et rougeâtres taillés au ciseau, et ses
temples dont le faîte et les colonnades se dessinent
sur le ciel par-dessus les murailles de Thémistocle
et de Cimon, tandis qu’alentour de cette sublime
160
forteresse se déroulent en demi- cercle une suite
de collines plus basses, se tournant vers elle pour
l’adorer, comme des nymphes inclinées devant la
déesse dont elles se sont faites les suivantes; ici la
butte arrondie de Musée se rattachant au Pnyx ;
plus à droite, le coteau des Nymphes; sur le de-
vant, h Aréopage avec ses âpres rochers, ses pa-
rois à pic, ses flancs disloqués et ses noirs préci-
pices, gouffres consacrés aux Euménides.
Dans les intervalles que laissent entre elles ces
éminences, vous ne trouvez nulle part un sol plat
et uni; partout des accidents de terrain, des ma-
melons, des tertres et des vallons, des enfonce-
ments et des saillies, des ravalements et des res-
sauts, des méplats admirablement gradués ; — tous
ces mouvements divers s’accompagnant, se con-
certant; rien de brusque, rien de heurté, nulle
discordance. On dirait un sol autrefois tourmenté
par une convulsion volcanique qui l’a soulevé de
toutes parts et dont plus tard le désordre a été
converti en beauté par les soins d’une divinité pro-
tectrice, qui s’est appliquée à infléchir et à rac-
corder toutes ces lignes, à adoucir ces contours, à
ragréer ces surfaces, faisant disparaître les balè-
161
vres, dissimulant les joints des assises et répan-
dant une merveilleuse harmonie dont on a peine à
démêler le secret, sur cette infinie variété d’acci-
dents qui semblent se. dérober à toute règle et à
toute symétrie. Oui, c’est une main divine qui a
creusé, fouillé, pétri, modelé, façonné cette terre
sacrée , comme le pouce d’un sculpteur fait une
maquette de cire. Et cet accord de tous les détails
qui paraît dans cette vaste plaine est renforcé par
le concours que lui prêtent les collines et les mon-
tagnes qui la coupent et l’encadrent; dans ce grand
tableau, rien ne semble avoir été laissé au hasard,
tout a son motif et son but comme dans une œuvre
d’art, chaque contour en appelle un autre qui lui
répond; toutes ces lignes se cherchent, se pour-
suivent, se rejoignent, pour se fuir de nouveau,
traçant dans leurs caprices des enroulements et
des entrelacs pareils aux cercles magiques que des-
sine sur la mousse des forêts le pied des Grâces
dans leurs folâtres ébats. Imaginez-vous ensuite,
des deux côtés de cette plaine, de grands terrains
nus de toute végétation , comme s’ils repoussaient
tout ce qui pourrait voiler la beauté délicate de
leurs formes, et au milieu de ces espaces décou-
1 1
162
verts, sur les deux rives du Céphise, placez uu
immense bois d’oliviers , long de plusieurs lieues
et bordé de riches jardins et de ces belles vignes
libres du Midi qu’un destin plus clément n’assu-
jettit pas à la tutèle du triste échalas; représen-
tez-vous cette forêt qui , accompagnant le cours
de la rivière, se déroule à perte de vue comme un
long serpent et charme le regard par ses épais
couverts d’une sombre et fraîche verdure. Et puis
répandez sur ce paysage sculptural une lumière
divine qui en fait valoir tous les détails, qui en
dessine le relief, qui en caresse amoureusement les
contours et qui, égalant la variété des teintes à la
multiplicité des plans, inonde les sites les plus rap-
prochés d’une splendeur éclatante et étend sur les
lointains , comme une gaze légère , des vapeurs
bleuâtres, rosées ou violettes. Et maintenant, gra-
vissant une hauteur, embrassez d’un coup d'œil ce
vaste tableau , regardez , admirez , contemplez ;
je suis seulement en peine comment vous réussirez
à vous détacher de ce spectacle dont la beauté se
renouvelle et se diversifie sans cesse, car d’instant
en instant les teintes changent, se déplacent, se
foncent ou s’éclaircissent, un paysage nouveau se
163
crée comme par magie sous vos yeux, — et vous
restez éperdu, le souffle suspendu, vous repaissant
sans vous lasser de ce spectacle à la fois suave et
grandiose, que vous ferez bien d’oublier en quit-
tant la Grèce, sous peine de trouver partout ail-
leurs la nature ou vulgaire , ou dure , ou mono-
tone, ou discordante, ou recherchée, prétentieuse
et mélodramatique.
La marquise s’était engagée dans une disserta-
tion animée sur les paysages polychromes qui sont
propres aux contrées du Midi. Le docteur s’amu-
sait à lui faire des objections, et l’abbé, consulté
à tout coup, se contentait d’opiner du bonnet. Je
formais l’arrière-garde avec milord; il m’entrete-
nait, du comte de B... dont il venait de recevoir
une nouvelle lettre qu’il m’avait fait lire.
— Le pauvre homme se meurt de chagrin ! —
me disait-il, — et s’il voyait en ce moment l’air
heureux de la marquise. . .
— Cependant , — lui répondis-je, — la mar-
quise a été fort rêveuse ce matin pendant le dis-
cours du chevalier.
— Ces rêveries-là ne signifient rien de bon, —
reprit-il; — c’est de l’ennui que je lui souhaite,
164
mais elle en est à cent lieues; voyez plutôt de quel
air d’animation elle cause en ce moment avec le
petit homme que je ne puis souffrir !
— Voulez-vous m’en croire? — lui dis-je. —
Avant peu de jours le comte sera rappelé d’exil,
et vous feriez bien de réserver toute votre pitié
pour le gentil garçon qui chemine là devant nous
avec ses grands cheveux dorés et sa petite toque
de velours noir.
— Vous me leurrez de vaines espérances , —
me répondit-il. — Ce qui est beaucoup plus pro-
bable, c’est qu’avant huit jours je ferai une terri-
ble scène à la marquise. Car je suis l’homme le
plus doux, le plus débonnaire et le plus endurant
du monde ; mais l'ennui, poussé au paroxysme,
finit par devenir une passion aussi violente qu’une
autre et à laquelle je suis redevable de tous les
grands actes d’héroïsme que j’ai faits durant ma
vie.
Pendant que milord me contait tout ce que l’en-
nui lui avait fait faire d’héroïque, nous avions tra-
versé la plaine que j’ai essayé de vous décrire, et
laissant à notre gauche Colone , son tertre sur-
monté de la colonne funéraire d’Ottfried Müller, et
165
les bocages de l’Académie, nous étions entrés dans
le bois. Là nous nous engageâmes dans ces jolis
chemins creux le long desquels courent des canaux
d’irrigation pleins d’une eau limpide dérivée du
Céphise, qui s’en va répandre partout l’abondance
et la fécondité. Des deux côtés de ces jolis che-
mins régnent des jardins verdoyants et fleuris, où
sont réunis l’olivier aux pâles ramées, le figuier qui
verse une ombre épaisse et tord dans tous les sens
ses grosses branches lustrées, le grenadier dont le
délicat feuillage cachait mal ses fruits gonflés et
mûrissants, le mûrier d’un vert éclatant, le téré-
binthe aux grappes rouges chéries du bec-figue,
l’oranger aux feuilles luisantes et jaunâtres. Çà et
là des berceaux de fleurs, des rosiers, des cactus,
des jasmins encadrés d’une bordure de lavande,
— et, s’élançant au travers des vergers , des ar-
cades flottantes de vignes enlacées aux arbres, qui
laissaient retomber en festons leurs pampres rou-
gies par l’automne et pliant sous le poids des grap-
pes dorées. Rien de plus riche, de plus plantu-
reux , de plus gai que ces vergers. De détour en
détour nous arrivâmes au bord du Céphise, dont
le cours épuisé par tant de saignées laissait à sec
les trois quarts de son lit. Nous le traversâmes et
nous fûmes nous établir à l’entrée de la tonnelle
d’un café. En face de nous s’étendait une partie du
lit de la rivière, bordé d’arbrisseaux et de grandes
touffes de lauriers roses. Plus loin , un champ
planté d’oliviers magnifiques que le soleil déjà dé-
clinant prenait en écharpe et remplissait d’une lu-
mière dorée. À notre droite une chapelle grecque,
entourée de peupliers, de trembles et de frênes;
plus à droite encore une route et un pont, et au
delà du pont un autre bois d’oliviers profilant leurs
cimes évasées sur un ciel de saphir.
Nous nous fîmes servir du café et du raki , et
le docteur, qui ne pouvait être heureux à moins,
obtint de la marquise la permission de fumer un
narghilé. Nanni, assis près d’elle sur une chaise
basse , prit sur ses genoux le bichon , qui n’est
pas toujours de bonne composition , et se mit à
caresser ses longs poils soyeux , tout en considé-
rant tour à tour le Céphise, les oliviers et le ciel.
Au bout de quelques instants :
— Quel lieu frais, agreste et charmant! — dit-
il de sa voix douce et argentine.
— Est-ce un exorde? — lui demanda la mar-
167
quise; — car, si je 11e me trompe, votre tour est
venu de payer votre écot.
— Oh! dispensez-m’en, — dit-il en souriant;
— je n’ai fait de discours de ma vie et je crain-
drais de m’en mal tirer. Tout ce que je voulais
dire, c’est que longtemps avant de visiter la Grèce,
je l’avais souvent vue dans mes rêves, ou plutôt
j’avais cru la voir, car je prêtais à sa beauté cer-
taine régularité un peu sévère qui 11’existait que
dans mon cerveau. Plus tard, quelques mois avant
de m’embarquer pour Athènes , je vis à Munich
ces fameuses vues de la Grèce que vous savez, et
j’imaginai sur la foi du peintre je 11e sais quels
sites arides, mélancoliques, désolés...
— Et vous avez fini par reconnaître, — inter-
rompit la marquise, — que la Grèce n’est ni une
tragédie française, ni un mélodrame du boulevard.
Voilà certes une découverte qui vaut le ramasser.
— Quant à moi, — dit le docteur, — je m’é-
tais représenté la Grèce comme un pays de coupe-
gorges et de brigands, et j’ai fait le tour du Pélo-
ponèse sans trouver l’occasion de tirer un pauvre
coup de revolver.
— Ni d’utiliser, — reprit-elle, — les quatre
168
gendarmes qui vous servaient d’escorte. Vous êtes,
docteur, du nombre de ces voyageurs qui s’en vont
soi-disant à la recherche des aventures et qui ne
négligent aucune précaution pour les tenir à dis-
tance. Soyez tranquille , elles 11e viendront jamais
vous chercher, étant de ces gens à qui il n’arrive
jamais rien.
Le docteur soupira , et chassant dans l’air un
épais nuage de fumée :
— Vous avez raison, Madame, — dit-il; — ti-
rant sans cesse sur moi, il 11’est pas étonnant qu’une
fois sur cent vous ayez mis dans le blanc. Non ,
Madame, il 11e m’est jamais rien arrivé; je ne puis
pas trouver dans ma vie un seul événement, rien
qui ressemble de près ou de loin à un drame, ni
qui puisse fournir la matière d’un conte bleu, et
franchement, quoi que vous en disiez, cela me dé-
sole, car j’avais toujours rêvé de devenir un homme
intéressant.
— En attendant , — dit-elle , — je serais cu-
rieuse de voir la mine que vous feriez à une petite
aventure grosse comme le doigt ou comme Ugly,
par exemple, qui viendrait déranger votre paresse.
pendant que vous contemplez avec béatitude les
fumées bleues de votre tombeki.
— Ce qui me console, — reprit le docteur, —
c’est que j’ai énormément d’imagination ; — riez
tant qu’il vous plaira, Madame, je sais ce qui en
est, et pour peu que vous me pressiez, je vous
fournirai mes preuves. Oui , vraiment , je suis
un homme de grande imagination, et il y a des
moments où je sens en moi l’étoffe d’un héros et
où je me représente la brillante carrière que j’au-
rais fournie si la destinée...
— En voilà assez, docteur, je me rends, — dit-
elle ; — du moment que vous vous croyez de l’é-
toffe dont on fait les chevaliers errants, il faut
vous reconnaître la plus prodigieuse imagination
du monde ; toute autre preuve serait superflue :
me voilà persuadée; je vous déclare plus poëte
que notre ami Nanni...
Et, disant cela, elle laissa tomber sur l’enfant
un regard caressant qui le rendit confus.
— Oh! Madame, — dit-il en baissant les yeux.
— si j'ai de l’imagination, cela ne suffit pas pour
faire de moi un poëte, il y faut bien autre chose
encore.
170
— Comment? — clit-elle; — l’imagination n’est-
elle pas la faculté créatrice, inventive?...
— Mais, vous le voyez, Madame, dès ma plus
tendre enfance j’ai cherché à me représenter la
Grèce, et quand je l’ai vue , ç’a été pour moi une
surprise.
— Je le crois bien, — dit-elle, — elle n’a ja-
mais été imaginée que par le bon Dieu qui l’a faite.
— Et ainsi de toutes choses, — dit-il; — lui
seul a cette imagination qui invente ; nous autres,
nous ne faisons que combiner, et encore nos com-
binaisons avortent-elles souvent.
— La belle merveille ! — s’écria le docteur; —
il est venu le premier, Lui, et il a traité tous les
sujets.
La marquise se mit à rire, et, nous montrant
du bout de son éventail le docteur qui se prélassait
paisiblement sur sa chaise en jouant avec le bou-
quin d’ambre de son narghilé :
— Voilà bien autre chose, Messieurs, — nous
dit-elle. — A cette heure, notre cher épicurien
ne se contente plus de se croire un Beau-Téné-
breux ; il est un peu chagrin de n’avoir pas fait le
monde, et pour mettre à l’aise son amour-propre,
171
il s’allègue à lui-même qu’il est venu trop tard.
La chose était déjà faite. Simple question de
temps! On l’a gagné de vitesse... Ce qui m’étonne,
docteur, — ajouta-t-elle, — c’est qu’on ait pu se
passer de vous; votre collaboration, vos conseils
eussent été précieux...
Puis, se retournant vers Nanni, elle lui dit :
— Je ne vous le cache pas, mon enfant (car elle lui
parlait volontiers sur un ton maternel), vous êtes
modeste, et il est peu de vos confrères qui goûtas-
sent votre façon de penser ; car il est assez de mode
parmi les artistes, comme aussi je pense parmi les
philosophes, d’exalter l’art aux dépens de la na-
ture. La plupart d’entre eux parlent de notre pau-
vre monde comme d’un informe brouillon qu’ils
sont chargés de mettre au net et de corriger... Et
tenez, ce matin même, ces Messieurs ne nous out-
ils pas prouvé péremptoirement que la nature 11e
le pouvait disputer à Phidias dans l’art de faire un
cheval? Aussi bien, excusez-moi, j’étais presque
tentée de les en croire...
— Je n’y contredis point, — repartit tranquil-
lement Nanni. — Je disais seulement que ce n’est
point par l’imagination que nous pouvons nous
172
flatter de surpasser la nature. Nous avons beau
nous évertuer, le mieux que nous puissions faire
dans nos inventions, c’est de nous rencontrer avec
elle. Car, de croire l’embellir en la régularisant,
pure illusion, vaine chimère! Livrée à elle-même
et privée de l’assistance de notre mémoire, notre
fantaisie simplifie tout et ses plus riches produc-
tions nous étonnent par leur indigence, leur- sté-
rilité ; ce ne sont que de fugitives silhouettes ou
de vagues et froides abstractions; il y manque ce
détail infini qui nous surprend et nous charme dans
l’étude du plus subalterne des êtres de la création,
et qui, plus nous l’examinons, moins nous le pou-
vons épuiser.
— Fort bien, Nanni, — s’écria milord en le re-
gardant avec tendresse. — Bravo , mon enfant ,
bien parlé, — et voilà vraiment le premier mot de
bon sens que je vous entends dire. Courage, con-
tinuez, ma belle nièce ne vous en voudra pas de
lui démontrer qu’il n est pas de statue digne de
lui être comparée.
Nanni sourit en rougissant.
— Vous me jetteriez là dans une entreprise... .
— dit-il , — vous connaissez le peu de goût de
173
Madame la marquise pour les madrigaux, et quant
à moi je n’y ai nul talent et ne dirai jamais si bien
que son miroir... Laissez-moi plutôt vous conter,
puisque nous sommes convenus aujourd’hui de ne
parler que de chevaux, ce qui m’arriva dans les
premiers temps que je maniais le crayon.. . J’ai tou-
jours été un peu songeur; mon père, homme de
sens, me le reprochait, mais je tenais cela de ma
pauvre mère, qui était une grande rêveuse... Entre
autres utopies, j’imaginai un jour que, n’étant au-
cun cheval où je ne découvrisse quelque imperfec-
tion, la seule méthode pour en inventer un qui fût
sans défauts, était de remonter à l’idée même du
cheval et de charger mon crayon de donner à cette
idée une figure sensible. Me voilà donc poursui-
vant sans relâche le cheval absolu; j’en maigris-
sais; la nuit même je ne faisais qu’y rêver; mais
je n’avançais guère en ma besogne. A la poursuite
d’un fantôme, le moyen de ne pas se perdre dans le
vide! Un jour, pour me tirer de peine, mon bon
génie me fit tomber sous la main les Éléments
d’hippiatrique de Bourgelat, et en ouvrant le pre-
mier volume, j’avisai un chapitre intitulé : Théorie
des proportions géowétrales du cheval, dans lequel
174
Bourgelat détermine h priori la beauté géométri-
que du cheval.
— Un charmant livre! — interrompit le cheva-
lier, — avec une jolie vignette au frontispice re-
présentant, un squelette de cheval, et à côté, des
amours ailés- dans le style de Boucher, qui for
ment une ronde en pressant sur leurs cœurs des
fémurs et des tibias. Quelques pages plus loin,
vous lisez cette définition poétique de la beauté :
Qu'entendez-vous par le terme de beauté (car Bour-
gelat a écrit en dialogues comme Platon)? — à
quoi l’on répond : J’entends exprimer par le mot de
beauté la proportion exacte, agréable et symétrisée
des parties qui forment dans V animal le total exté-
rieur qui nous séduit et qui nous flatte.
— En dépit de la vignette et de ce total qui
nous flatte, — reprit Nanni, — je bénis le Ciel
qui avait placé Bourgelat sur mon chemin. Je
serrai son livre sur mon cœur comme un talis-
man d’une valeur inestimable et je me mis à l’étu-
dier avec une ardeur qui ne peut se dire. Je ne
pensais qu’à Bourgelat , je ne parlais que de
Bourgelat, je plaignais du fond de mon âme les
malheureux qui ignoraient l’existence de Bour-
175
gelât. Bourgelat était devenu pour moi le pre-
mier des hommes; son livre ne me quittait pas,
je le couvais des yeux comme Aladin sa lampe en-
chantée, à, l’aide de laquelle il évoquait à son gré
les esprits ; de même moi , par le moyen du livre
magique , je me flattais d'évoquer du séjour des
ombres la sublime idée du cheval. J’appris par
cœur la théorie géomélrale. Je me vois encore le
soir, dans le jardin public, près du grand canal,
marmottant entre mes dents quelque sentence du
grand homme, celle-ci, par exemple, que je n’ai
point oubliée : L’horizontale traversant à la deuxième
seconde de la seconde prime aura de longueur deux
secondes , deux points , et arrivera aux deux extré-
mités de la tubérosité des maxillaires. — Et ce di-
sant, je prenais en pitié les chevaux et les cava-
liers qui piaffaient et galopaient autour de moi
dans les grandes allées du jardin : — Qu’êtes-vous,
leur disais-je, au prix du cheval Bourgelat, au prix
de l’idée divine du cheval? — Enfin, je m’enfon-
çai si bien dans ma chère folie, que j’en perdis
l’appétit et le sommeil. Mes parents s’en aperçu-
rent, me questionnèrent. Je leur découvris mon se-
cret. Ma mère sourit; mon père ne sourit pas, il
176
haussa les épaules, et portant son index à son
front, il prononça ce seul mot : Matto! Mais rien
n’était capable de me rebuter , et quand je pensai
posséder la quintessence de la sublime doctrine, je
pris mon crayon d’une main tremblante et je me
mis à l’œuvre... Non, jamais alchimiste, recher-
chant, la pierre philosophale, ne ressentit devant
son alambic et ses cornues des battements de cœur
comparables aux miens, alors qu’assis devant mon
carton, toutes mes mesures prises, toutes mes ho-
rizontales tracées, je crayonnais les premiers con-
tours de l’image sainte, de l’image du cheval ab-
solu... Hélas! ô déception! ô misère! le cheval qui
m’apparut sur mon papier avait le défaut de celui
de Roland, — il était mort. Répondait-il à l’idée
même du cheval? Je ne sais; mais à coup sûr ce
n’était qu’un fantôme, qu’une ombre... Encore si
c’eût été l’ombre d’un vivant? Malheureusement, à
le voir, on sentait qu’il n’avait jamais vécu. — Tu
as beau faire, lui dis-je, — je te ferai bien vivre!
— Et je me mis à retoucher mon esquisse; mais
je ne tardai pas à m’apercevoir que, pour la cor-
riger, j’appelais à mon aide le souvenir de tel ou
tel cheval que j’avais rencontré dans mes prome-
177
nades, — et que devenait dès lors Bourgelat, la
théorie géométrale et l’idée absolue?... Je déchirai
mon premier dessin et je recommençai. J’en fis
un second, un troisième ; le résultat était toujours
le même... J’étais pour en devenir fou. Par bon-
heur, un jour que je contemplais mon carton, les
coudes sur la table, ma tête dans mes mains, me
confessant dans le secret de mon cœur que la plus
méchante haridelle qui ait jamais traîné un haquet
dans les rues d’une grande ville était cent fois
plus intéressante que mon cheval absolu, — tout
à coup je sentis une main se poser sur mon épaule.
C’était le curé de la paroisse de Saint-Zacharie,
«
grand ami de la maison, lequel, entré sur la pointe
des pieds, après avoir à mon insu examiné mes
primes et mes secondes, se penchait vers moi pour
me dire , en essuyant les verres de ses lunettes :
« Nanni , apprends ceci de ton curé : un tableau
n’est pas un problème de géométrie descriptive. »
Pas plus tard que le soir de ce jour-là , mes car-
tons et Bourgelat avaient péri dans les flammes.
Et le lendemain, comme j’étais allé en compagnie
de ma mère faire une visite à la Zuecca, nous vî-
mes au retour, courant sur le rivage, un âne blanc
12
178
d’ Alexandrie arrivé depuis peu, qui se mit à braire
en nous regardant. J’obtins de ma mère qu’on fît
aborder la gondole, et débarquant, je m’approchai
de l’âne, qui n’était point sauvage, et je me mis à
le caresser. « Nanni ! me cria ma mère en riant,
tu déroges, mon enfant. San-Marco ! flatter un âne
de la même main qui doit crayonner le cheval ab-
solu! » Je baisai tendrement le baudet entre les
deux oreilles et, appuyant ma tête sur la sienne .
« Mère, m’écriai-je, la nature seule est divine et
Bourgelat n’est pas son prophète ! »
— Le curé de Saint-Zacharie, — fit le docteur
— était un homme très-sensé ; au rebours du con-
seil que Juliette donnait à Jean-Jacques, il vous di-
sait : Lascici la matematica, Nanni, e studia le donne!
— Cette étude, — lui dis-je, — n’est pas sans
dangers. On y perd quelquefois aussi le sommeil,
l’appétit...
Il m’arrêta court par un regard terrible ; car,
en de certains moments , cette charmante tête
prend une expression farouche. Voulez-vous sa-
voir à quoi ressemble Nanni? Vous connaissez
sans doute quelques-unes de ces toiles merveil-
leuses de Jean Bellin, où sont représentés la Ma-
179
dune et l’enfant Jésus sur un trône recouvert d’un
baldaquin ; autour d’eux quelques figures de saints
debout ; à leurs pieds , assis sur les marches du
trône, de petits anges faisant de la musique. Jean
Bellin est le seul peintre qui ait donné à ses anges
des têtes et des visages d’artistes. Parmi ces vir-
tuoses célestes, il en est un qui est le portrait de
Nanni. C’est celui qui se voit à Venise*, à l’Aca-
démie des beaux-arts, jouant de la viole d’amour,
la tête penchée , la figure un peu tudesque , des
traits un peu forts avec une exquise délicatesse
d’expression, le regard perdu dans l'espace, et une
grande chevelure fauve , semblable à une crinière
de lion , qui lui tombe sur les sourcils. Voilà
Nanni, et vous comprendrez sans peine que, comme
le cheval de Xénophon, il puisse tour à tour être
doux et terrible à regarder.
Le regard qu’il m’avait lancé signifiait : Si vous
avez deviné que je souffre, avez-vous bien le cœur
d’en plaisanter?
Heureusement j’avais parlé si bas que la mar-
quise ne m’avait pas entendu.
— Ainsi, selon vous, — lui dit-elle, poursui-
180
vant le propos entamé, — l’observation fait l’ar-
tiste plus que l’imagination.
— Je dirais plutôt, Madame, que l’artiste doit
employer son imagination pour bien observer, car
c’est à cela qu’elle lui servira proprement , et si
elle ne s’en mêle, il n’est pas d’observation pos-
sible.
— Je ne vous entends pas bien, — dit-elle. —
Eh quoi ! cet âne blanc , par exemple , cet âne
d’Égypte que vous vîtes à la Zuecca , pour l’ob-
server et le connaître, ne suffit-il pas d’avoir des
yeux et l’habitude de s’en servir?
— Je ne le pense pas, — dit-il ; — car ce que
je vois de cet âne à un moment donné, n’est rien
au prix de ce que je dois deviner. Cet âne est un
monde, et dans ce monde , comme vous le dira
Monsieur l’abbé, tout est soumis à la plus rigou-
reuse logique. Cette logique ne se voit pas, et si
je n’en surprends le secret, mon âne blanc restera
pour moi un mystère. En un mot, pour reproduire
dans leur vérité les œuvres de la nature , il faut
démêler sa pensée et ses procédés, et c’est à quoi
sert' l’imagination.
— L’enfant a raison , — dit doctoralement le
181
docteur. — L’univers est un vaste raisonnement,
et chaque existence est un des syllogismes dont se
compose la démonstration.
— Ainsi un âne est un syllogisme, — dit-elle ;
— Buffon ne s’était pas avisé de cette définition.
— Qu’importent les mots ? — reprit Nanni en
s’animant; — il suffit que la nature est toujours
conséquente avec elle-même et que ce qu’elle nous
laisse voir de ses œuvres est intimement lié avec
ce qui ne s’en voit pas. Et voulez-vous savoir en
quoi consiste la supériorité de l’artiste et du pen-
seur ? Le vulgaire ne comprend des choses que ce
qui s’en voit; eux, au contraire, dans ce qui ap-
paraît reconnaissent le signe mystérieux de ce qui
11e se voit pas. Seulement le philosophe raisonne
et l’artiste contemple. Une légende du moyen âge
rapporte que, sous le règne de Néron, on vit pa-
raître à Rome deux originaux, nommés Phidias et
Praxitèle, qui marchaient tout nus dans les rues.
L’empereur les fit appeler auprès de lui et leur
demanda la raison de cette bizarrerie. Ils répon-
dirent qu’ils entendaient témoigner ainsi du privi-
lège qu’ils avaient reçu des dieux de voir les choses
182
dans leur nudité, tandis que le reste des hommes
n’en apercevait que les voiles.
Cette théorie n’était pas du goût de la mar-
quise; c’était, lui semblait-il, attribuer à l’imita-
tion de la nature une importance exagérée. Et elle
alléguait les Grecs de l’époque classique, qui
avaient, disait-elle, sacrifié la nature à l’idéal. Ce
fut moi, je pense, qui lui objectai Aristote, et sa
définition de la poésie , qu’il réduit à une simple
imitation. Mais Nanni :
— Vous compromettez ma cause, — reprit-il
en secouant la tête. — Ce que je veux dire, c’est,
que personne n’étudia jamais la nature avec plus
de passion que les grands artistes grecs, ne la re-
produisit avec plus de scrupule, ne s’entendit
mieux à se servir de son imagination pour la bien
observer ; car, je le répète , sans imagination , la
connaissance de la nature est néant dans les arts.
Et vous le savez bien, Madame, l’école de sculp-
ture qui précéda et prépara Phidias, la fameuse
école d’Égine dont il se voit de si beaux ouvrages
à la Glyptothèque de Munich , nous étonne par
l’exactitude minutieuse avec laquelle elle s’enten-
dait à reproduire les formes et les proportions
18 i
du corps humain. Mais comparez une statue d’É-
gine et une statue de Phidias ou de son école, et
vous sentirez que Phidias, aussi exact que Jes
Éginètes, a sur eux l’avantage d’avoir complété
et fécondé ses observations par sa fantaisie, et
ainsi d’avoir pu saisir partout les ensembles qui
leur échappaient. Oui , sans contredit , les sta-
tues éginétiques de Munich nous surprennent par
leur vérité; vous y trouvez tel bras, telle jambe
où les muscles sont rendus avec une précision re-
marquable, et cependant, — sans même parler des
têtes, auxquelles Onatas et ses élèves , par scru-
pule sacerdotal , s’abstenaient de donner aucune
expression ni aucun caractère , — ces corps si
vrais semblent inanimés , comparés à une seule
des métopes du Parthénon. Ce n’est pas que l’ac-
tion, ni le mouvement y manquent; mais la mé-
thode d’observer était incomplète encore et ces fi-
gures sont un composé de détails, tous pris dans
la nature , mais que le génie n’a pas su fondre et
marier ensemble. Et voilà justement pourquoi elles
ne nous paraissent pas vivantes, car la vie a pour
caractère de si bien subordonner les détails à l’en-
semble qu’elle les fait pour ainsi dire disparaître.
184
Aussi, voyant une belle figure animée, il nous est
toujours très-difficile d’analyser sa grâce et son
charme.
— Vous en parlez avec tant d’autorité!... —
dit-elle.
— Oh! Madame, moi, Nanni, de l’autorité! —
dit-il en souriant. Mais je m’en rapporte à vous.
Vous avez vu, n’est-ce pas, les fresques de l’An-
nunziata à Padoue et les loges du Vatican? Eh
bien ! Madame, de Giotto à Raphaël, la différence
est la même que d’Onatas à Phidias. Dans ces
merveilleuses peintures de l’Annunziata, quelles
attitudes heureuses et bien observées ! que de vé-
rité dans les corps, dans les visages! quelle finesse
dans les draperies ! Mais l’art suprême de faire
concourir tous les détails à un effet d’ensemble,
c’est aux loges qu’il faut l’aller chercher !
— Dans ma petite sagesse, — répliqua la mar-
quise, — j’expliquais tout cela en me disant que
Phidias , et Raphaël lui-même , puisque vous en
parlez , avaient su concilier avec la recherche de
l’idéal la science d’observation qu’ils avaient em-
pruntée à leurs prédécesseurs.
— L’idéal! l’idéal! — dit-il en riant. — C’est
f
185
un grand mot, mais un peu creux et qui n’est plus
guère à mon usage depuis ma mésaventure du che-
val absolu. Je suis plus rancunier que Monsieur le
docteur; il a pardonné au cheval barbe qui l’a
désarçonné ; moi je veux mal de mort à qui me
joue de méchants tours, et je la garde bonne à
Bourgelat, à la géométrie et à l’idéal !
— Ainsi, si nous vous en croyons, — reprit la
marquise, — nous dirons seulement que Phidias
et Raphaël, grâce à la supériorité de leur imagi-
nation, ont mieux vu la nature qu’Onatas et Giotto.
et c’est à cela que se rabattra leur gloire !
— Ce que je craindrais, — répondit-il, — c’est
que, parlant ainsi, nous ne fissions tort, non à
l’ Athénien et à l’homme d’Urbin, mais à l’Éginète
et au gardeur de moutons de Vespegnano. Tout
se fait par degrés dans l’histoire des arts comme
dans celle des empires , et je n’admire pas moins
les initiateurs qui meurent à la besogne et lais-
sent leur oeuvre incomplète, que leurs heureux suc-
cesseurs qui arrondissent le patrimoine dont ils
ont hérité. Mon grand-père, Madame, était le pre-
mier gondolier de Venise, et il amassa, à force de
manier l’aviron, de quoi, laisser une honnête aisance
à ses enfants ; mon père, gros marchand, a décu-
plé la fortune qu’il avait héritée, et assurément il
fait meilleure figure dans ce monde. Dirons-nous
pour cela qu’il eut plus de génie que le pauvre
gondolier?
— Je vous comprends , — dit-elle , — sans
Giotto point de Raphaël, et sans Onatas point de
Phidias... Mais, franchement, — ajouta-t-elle, —
je ne puis revenir de mon étonnement que ce soit
vous entre nous tous, mon cher Nanni, vous ar-
tiste et songe-creux de profession, qui fassiez ici
la guerre à l’idéal !
— Pardonnez-lui, Madame, — s’écria le che-
valier. — Il vous l’a dit lui-même, il est dans le
cas de ces amants éconduits qui médisent de la
maîtresse dont ils ont essuyé les rebuts. Mais,
prenez-y garde, jeune homme, vous vous attaquez
à forte partie; nier l’idéal, c’est blasphémer; car
l’idéal est divin ; sans l’idéal, que deviennent l’art,
la vie?
Il s’échauffait et, pour complaire à la marquise,
allait déclamer longtemps sur ce texte, mais mi-
lord l’interrompit en disant :
— Nanni, mon ami, à partir de ce moment vous
187
avez conquis toute mon estime , et si vous étiez à
portée de mes bras, j’aurais peine à me défendre
de vous presser sur mon cœur ! Il y a si longtemps
que j’entends parler de l’idéal , et je veux mourir
si ceux qui en parlent entendent eux-mêmes ce
qu’ils en disent ! L’idéal! l’idéal ! C’est votre Ma-
dame de Staël, que je ne puis souffrir, Marquise,
qui a mis ce mot-là à la mode! Et nos lakistes s’en
sont donné à cœur joie après elle, — ainsi que votre
fameuse comtesse Hahn-Hahn, dont vous ne vou-
lez plus qu’on vous parle et dont vous admiriez
fort autrefois les héroïnes à l’âme infiniment grande
et aux mains infiniment petites! L’idéal ! vraiment,
ceux qui en parlent sont des manières de mélan-
coliques qui n’ont rien su faire dans ce monde et
qui bayent aux corneilles d’un air éploré, mau-
vais pères au demeurant, mauvais époux, mauvais
citoyens, de fâcheux commerce, brise-raisons, cha-
grins, inutiles aux autres et à eux-mêmes...
— Bon Dieu! — interrompit Nanni en riant, —
voilà un avocat et une plaidoierie qui me feront
perdre définitivement ma cause devant votre tri-
bunal, Madame! Mais, après tout, peut-être nous
entendons-nous mieux qu’il ne semble. Cet idéal.
188
qui vous tient si fort au cœur, comment le défi-
nissez-vous ?
— Vraiment, je ne sais, — dit-elle, — je n’y
ai jamais songé. Jusqu’à présent je pensais que la
chose s’entendait de soi-même, et je ne m’étais
point mise en peine de l’éclaircir... Mais voyons,
en y rêvant un peu... Si l’on vous disait, par
exemple, que l’idéal est une certaine régularité
qui ne se rencontre guère dans la nature...
— Ah ! Madame, — répondit-il, — c’est à vous-
même que j’en appelle pour décider si la régularité
était bien le but suprême où visaient les Grecs...
Vous souvient-il de cet encadrement de palmettes
et de lis marins qui décore les montants et le lin-
teau d'une porte de l’Érechthéum et de l’essai
d’imitation qu’en ont essayé, il y a peu, d’ha-
biles ouvriers venus d’Italie? Avez-vous oublié
que, l’autre jour, comparant l’original et la copie,
nous observions dans celle-ci, œuvre fort méri-
toire, une symétrie portée jusqu’à la perfection, et
nous admirions comme, dans ces spirales de feuil-
lages qui entourent les palmettes , chaque feuille ,
tra vaillée avec soin . était exactement pareille à
toutes les autres; — puis, considérant l’original.
189
vous remarquâtes d’abord que l’artiste grec avait
reproduit dans ses feuillages toutes ces nervures,
ces dentelures , ces filets, ces fibres qui paraissent
sur les feuilles des arbres ; puis, à votre grand
étonnement, nous nous aperçûmes que chacune de
ces feuilles si finement amenuisées, ouvragées avec
une si exquise délicatesse, différait des autres par
quelque menu détail, si bien que nous retrouvions
dans ces branchages sculptés l’infinie diversité et
les caprices de la nature. Et les artistes italiens
ne laissèrent pas non plus de s’en apercevoir,
puisque, reconnaissant leur impuissance cà imiter
l’inimitable, ils quittèrent la partie et renoncèrent
à leur besogne à peine commencée. Les Grecs,
Madame, savaient que la nature doit son charme à
ces jeux de l'accident qui l’empêchent d’être trop
régulière, et ils ont eu grand soin d’introduire
l’accident dans leurs ouvrages. Vous citerai-je ces
colonnes de proportions différentes et cette alliance
hardie des ordres ionique et dorique qu’on admire
dans les Propylées, — ou le plan singulier de
l’Érechthéum, l’inégalité de niveau des ailes, ces
colonnades différant de hauteur, ce portique du
nord dont le fronton coupe l’ordonnance de la frise
190
principale, ces quatre façades dont il n’est pas
deux pareilles, en un mot, l’absence volontaire de
toute répétition symétrique ; — et dans le Par-
thénon lui-même, ces courbes légères, mais sen-
sibles pourtant, qui, partout substituées aux lignes
droites, ne laissent pas de surprendre d’abord et
de dérouter le regard; — sur toute l’Acropole en-
fin, le caprice qui présida à la disposition des édi-
fices qui en couronnaient le faîte. — Oh! soyez
assurée, Madame, que jamais la nature n’a eu des
copistes et des imitateurs plus scrupuleux que les
Grecs. Et voilà pourquoi leur art fut si riche, si
varié, et comment il se put faire par exemple que
Phidias sculpta un bas-relief de quatre cents pieds
de long où vous ne pouvez trouver deux figures
exactement semblables. Car, pour en revenir à ce
cheval, dont nous avons déjà tant parlé aujour-
d’hui, il ne ressemble de tout point à aucun autre
cheval de même race que lui et dressé par la même
méthode. Celui qui le précède et qui porte au vent
ne ressemble non plus qu’à lui-même, avec sa tête
courte et ses jambes dont le canon est d’une lon-
gueur exagérée; et dans toute cette cavalcade,
sans parler des attitudes qui diffèrent à l’infini, tel
191
animal a la tête plus forte, l’autre l’encolure plus
épaisse, celui-ci le poitrail plus avancé, celui-là la
croupe plus rebondie, et semblablement parmi
leurs cavaliers, tous de même race, tous beaux et
bien faits, il est impossible de trouver deux figu-
res, deux physionomies ni deux postures identi-
ques Et voilà ce que ne font pas les artistes,
soit sculpteurs, soit peintres ou poètes, qui, sous
prétexte de s’élever à l’idéal, ne réussissent à en-
fanter que trois ou quatre lieux communs préten-
tieux qui reparaissent à chaque pas dans leurs ou-
vrages. C’est ce qu’on appelle les maniéristes , en-
geance commune aux temps de décadence et dont
le malheur est de ne pas avoir su s’approprier les
procédés de la nature, laquelle n’a point de ma-
nière.
Nanni s’était échauffé en parlant et la marquise
prenait plaisir à regarder le jeune artiste; car le
feu de son âme, passant sur son visage, allumait
des éclairs dans ses yeux. Mais tout à coup il se
tut et, quelque question qu’on lui adressât , il ne
répondait rien, tant il était absorbé en lui-même.
Alors la marquise se tourna vers moi et m’ayant
prié de lui aller chercher quelques branches d’oli-
192
vier, quand je les eus apportées, elle commença
d’en tresser une couronne, — et, ce faisant :
— Nous autres femmes, — dit-elle à Nanni, —
nous valons mieux pour l’attaque que pour la dé-
fense. Je renonce à défendre contre vous l’idéal,
faites-en ce qu il vous plaira, bien qu’il m’en coûte
d’abandonner ainsi la cause d’un vieil ami. Mais,
en revanche, prenant l’offensive, je vous décrète
d’hérésie, et de quelle hérésie, grand Dieu!
— Vous m’effrayez , Madame, — répondit -il
en lorgnant du coin de l’œil la couronne que tres-
saient ces belles mains.
Sans lui répondre, la marquise, s’adressant au
chevalier, lui dit quelques mots en anglais, langue
que Nanni ne comprend pas ; puis elle ajouta :
— Allons, Monsieur le chevalier, je vous nomme
mon procureur général , remplissez bien votre
charge et arrachez-lui l’aveu de sa légèreté et de
sa folie.
— N’ayez crainte, Madame, — dit le chevalier
en se rengorgeant ; et s’adressant à Nanni : —
Savez-vous de quoi l’on vous accuse? De rien
moins que de faire de Phidias un réaliste ! Énor-
mité, je pense, à faire dresser les cheveux! A vous
193
y
cette couronne , ou du moins vous aurez quel-
que chance de l’obtenir si, restant conséquent
avec vos principes, vous réussissez pourtant à
nous faire voir en quoi, selon vous, Phidias dif-
fère de M. Courbet. Autrement, la hart au cou,
un san-benito sur le corps , vous rétracterez vos
blasphèmes contre l’idéal !
Nanni demeura un instant pensif, et le cheva-
lier, tenant son silence pour un aveu de défaite,
prononçait déjà sa sentence, quand la marquise
l’interrompant :
— Laissons au défendeur, — dit-elle, — le
temps de recueillir ses esprits ; car encore ne som-
mes-nous pas ici au tribunal de l’inquisition, et
nous prétendons procéder régulièrement. Accusé,
qu’avez-vous à dire pour votre défense?
— Cet appareil auguste de la justice m’épou-
vante, — reprit Nanni, — et j’ai peine à soute-
nir les regards terribles que me jette le chevalier,
et votre visage sévère à vous-même, Madame. Et
quoi! si de bonne grâce je confessais mes torts et
proclamais l’inviolable sainteté de l’idéal, n’aurais-
je pas de merci à attendre de vous et ne me don-
13
194
neriez-vous pas la couronne pour récompenser ma
candeur ?
— Point de quartier ! point d’accommodement !
— répondit-elle. — Ingéniez-vous à vous tirer
du mauvais pas où votre imprudence vient de vous
engager; sinon vous partirez d’ici avec votre courte
honte, et confus comme un renard qu’une poule au-
rait pris.
— En ce cas , veuillez défendre , Madame , au
chevalier de me faire de si gros yeux, car, en vé-
rité, il me fait peur, et c’est une règle de la jus-
tice, j’imagine, de ne pas intimider la défense.
Puis s’inclinant devant lui :
— Mon ignorance me fait honte, — lui dit-il.
— Tout à l’heure je confessais ignorer ce que
peut être l’idéal ; maintenant je me trouve dans le
même embarras au sujet du réalisme. Vous plai-
rait-il de m’en éclaircir?
— Oh! oh! — fit le chevalier; — un accusé
qui interroge son juge! Voilà une singulière aven-
ture!
— Toutefois je vous conseille de lui répondre, —
dit la marquise. — Autrement il dirait que vous
redoutez ses questions comme Gorgias faisait celles
de Socrate.
— Le réalisme! le réalisme! — dit le chevalier ;
— mais cela s’entend de soi. Et tenez, c’est pré-
cisément la maladie de ceux qui méconnaissent
l’idéal.
— Hélas ! — dit mélancoliquement Nanni. —
Je ne sais plus à quel saint me vouer, puisque vous
m’expliquez ce que je ne sais pas par ce que j’i-
gnore.
— Je suis accommodant, — reprit le chevalier.
Si je vous disais que le réalisme c’est M. Courbet,. .
— Je vous répondrais que vous en usez non
plus comme Gorgias , mais comme cet Hippias à
qui Socrate demandait une définition de la beauté,
et qui lui répondait tour à tour que le beau c’est
l’or, un beau cheval, une belle femme...
— Ma complaisance sera inépuisable, — reprit
le chevalier, — le réalisme est une imitation ser-
vile de la nature.
— Mille remerciements, — dit Nanni; — mais
prenez pitié de ma simplicité. Le mot servile, clair
pour vous , ne l’est point pour moi, et si vous
aviez la charité de vous en expliquer...
— Il ne sait que sa Croix de par Dieu, Ma-
dame, — s’écria le chevalier, — et quand je lui
aurai répondu que, d’après l’Académie, servile si-
gnifie en termes d’art qui s’attache à la lettre, il
me demandera ce que c’est que la lettre, et ce sera
pour n’en plus finir. Condamnons, condamnons,
Madame, ou je me démets de mes fonctions.
— Oh! que j’en veux à mon curé de Saint-Za-
charie ! — dit Nanni en soupirant ; — c’est de lui
que je tiens cette déplorable habitude de ne jamais
laisser passer un mot sans le définir, — et je re-
connais pour mon malheur que cela n’est pas de
bonne compagnie. Ce qui m’excuse, Monsieur le
chevalier, — ajouta-t-il, — c’est que nous ne som-
mes pas ici dans un salon , mais à deux pas des
oliviers de l’Académie , où reviennent encore, as-
sure-t-on, les ombres de Socrate, de Théodore, du
doux Lysis et du complaisant Lâchés, si empressé
à répondre, en dépit de sa barbe grise, — et qui
sait si ces lieux mêmes où nous sommes, ces ro-
chers qui bordent le Céphise, ces buissons de lau-
riers roses n’ont pas entendu quelque chose des
longs devis de ces divins éplucheurs de mots, et si
le vent ne leur apporta pas quelques-unes de ces
197
petites questions courtes que goûtait peu Prota-
goras !
— Que Socrate m'interroge! — répondit sè-
chement le chevalier, avec ce sourire entre doux
et hagard qui lui est particulier ; — mais Nanni
n’est pas Socrate !
— A Dieu ne plaise ! — dit l’enfant, — - car la
ciguë ne me tente point, et il est certaine cou-
ronne d’olivier qui serait bien mieux mon fait.
— Encore la faut-il mériter! — dit la mar-
quise. — Mais voyons, moi-même, en m’y appli-
quant, peut-être vous donnerai-je ces éclaircisse-
ments que vous réclamez. Écoutez -moi bien. Qui
vous dirait que le réalisme n’est autre chose que
l’art employé à reproduire les vulgarités de la vie,
approuveriez-vous cette définition ou lui cherche-
riez-vous encore noise?
— Les vulgarités de la vie ! — murmura-t-il
entre ses dents.
— Quand je vous le disais ! — s’écria le cheva-
lier; — vous allez voir, Madame, qu’il vous de-
mandera ce que c’est que vulgarité et ce que c’est
que la vie. Peste soit du curé de Saint-Zacharie !
Et, de son côté, le docteur de s’écrier :
198
— Pour l’amour de Dieu, Nanni, n’allez pas
demander une définition à une marquise. Ce se-
rait une inconvenance vraiment impardonnable, et
soyez sûr que Lysis, discutant avec Aspasie, ne
prit jamais cette liberté.
— C’est affaire à vous de plaisanter, — répon-
dit-il ; — mais songez qu’il y va de mon honneur.
Souffrirez-vous, Madame, que je vous questionne?
— J’y consens, — dit-elle, — encore que jus-
qu’ici je n’aie reconnu ce droit qu'à mon confes-
seur.
— (In vase de terre, Madame, est-il vulgaire?
— C’est selon, — dit-elle.
— Un simple vase de terre, un pot, si vous
voulez, bon tout au plus pour y mettre de l’huile
et tel que les bonnes ménagères en serrent dans
leur dépense.
— Que sais-je? — dit-elle. — Une urne d’or
ou d’albâtre, une urne ciselée est assurément plus
noble, et si, dans un tableau représentant un mo-
bilier royal, ou mieux encore le garde-manger de
l’Olympe, en place d’urnes je trouvais des pots,
je déclarerais ces pots très-vulgaires et je dirais
que le peintre est un réaliste.
199
— Et un mouton , Madame , direz- vous qu’un
mouton soit un être vulgaire?
— Une éclanche de mouton lardée de persil
n’est point un régal vulgaire! — s’écria milord
qui, pour tromper son ennui, était allé chercher
un roseau au bord du Céphise et travaillait gra-
vement à le percer de trous pour en faire un pi-
peau.
— Un mouton, même sans être lardé de persil,
— reprit la marquise, — peut avoir l’air assez
distingué; témoin ceux qu’on voit dans les berge-
ries de Watteau, enguirlandés de faveurs roses et
qui, oubliant de paître, soupirent d’amour comme
les brebis de Mme Deshouillères... Brebis innocen-
tes, brebis mes amours ... Comment dit-elle encore?...
Je prends à témoin ces bois, ces prairies.. .
— Oh! ce n’est point de ces moutons-là que
j’entends parler, — dit Nanni, — mais d’un gros
mouton, bien gras, bien fourré, et je vous de-
mande, Madame, lequel vous paraît plus digne de
figurer dans un tableau de dévotion, d’un enfant
qui pousse devant lui un de ces moutons ou d’un
lévite jouant du luth et entonnant des hymnes.
— Ce dernier assurément, — répondit-elle.
200
— Et cependant, — reprit-il, — ayant à re-
présenter sur la frise du Parthénon les magnifi-
cences de la fête des Panathénées et pouvant choi-
sir entre mille épisodes plus dignes, semble-t-il,
d’être gravés dans le marbre, Phidias a préféré...
— Oh! je vous vois venir, — interrompit- elle,
— et je sais sur le bout du doigt ce que vous allez
nous dire. Eh bien! oui, Phidias s’est plu à sculp-
ter sur une métope deux béliers conduits par deux
enfants qui ont l’air de se consulter pour savoir
s'ils sont à leur rang dans la procession, tandis
qu’à quelques pas devant eux une prêtresse, se re-
tournant, leur fait signe d’avancer. Et plus loin,
sur une autre métope , nous voyons des person-
nages assez vulgaires de physionomie, des métè-
ques apparemment, portant sur leurs épaules des
jarres d’huile, non pas des urnes, mais des pots,
de simples pots, — et tout cela se passe à quel-
ques pas des dieux qui, groupés sur le péristyle
oriental, assistent au défilé de la procession. Je le
veux bien; mais aussi comme l’artiste a su enno-
blir ces détails ! Que ces porteurs d’huile aient l’air
commun, j’y consens, autant du moins que l’état
de dégradation du marbre permet d’en juger. Mais
201
que dites-vous de ces deux enfants conducteurs de
béliers? Quelle candeur ravissante! quelle ingé-
nuité ! quelle pureté de profil!
— Je ne dis pas non , Madame , mais leur si-
tuation, convenez-en, n’a rien de sublime, et quant
aux béliers... J’accorde que Phidias a donné une
âme à ses chevaux et qu’il a eu soin de leur ensei-
gner la musique, — mais ces béliers ressemblent
à tous les béliers du monde, ils n’ont assurément
aucune école, à les regarder on ne s’aperçoit pas
qu’ils aient l’esprit orné et le cœur sensible, ce
sont tout simplement de très-gros béliers qui pen-
sent et sentent en béliers ; et plus loin, ce taureau
qui recule en redressant la tête, avez- vous jamais
vu de face plus bestiale , et serez- vous tentée de
croire qu’il sait la musique ? Mais Phidias a fait
mieux encore. Il a jugé à propos de représenter sur
la frise occidentale du temple ce qu’on pourrait
appeler les coulisses de la fête ; là il nous fait as-
sister aux préparatifs et à la toilette des acteurs,
et tous les détails en sont d’une familiarité qui ne
saurait aller plus loin, et on pourrait facilement les
ranger parmi les vulgarités de la vie. D’un côté,
quelques jeunes gens essayent leurs chevaux, tel
202
est celui dont nous avons tant parlé aujourd’hui ;
d’autres brident leurs montures, quelques-uns
achèvent de s’habiller en causant avec leurs com-
pagnons, plus loin un cheval chasse d’un mouve-
ment de tête les mouches qui lui piquent la jambe ;
enfin le sculpteur s’est permis une chose qui eût
épouvanté plus d’un réaliste, car enfin, au-dessous
du fronton d’un temple, à l’extrémité d’une frise
représentant la plus sainte, la plus solennelle des
fêtes, il n’a pas craint de sculpter... Bref, vous sa-
vez ce que je veux dire et ce que fait ce jeune
homme fièrement campé qui occupe la dernière
place à gauche et qui tient ses deux mains levées.. .
— Il s’apprête à mettre sa chemise , — dit le
docteur; — de ses deux mains il la tient ouverte,
prêt à la passer par-dessus sa tête.
— Nous vous tenons quitte de vos explications,
docteur, — dit la marquise. — Vous feriez mieux
de nous aider à nous tirer d’intrigue; car nous
voilà mal en point, et il y a dans ce qu’il dit une
apparence de vérité.
— Madame, — dit le docteur, — du moment
qu’il reconnaît une âme à notre cheval, je n’ai pas
le droit de me plaindre de lui, — et après tout,
203
quand Phidias serait un réaliste, où serait le
mal?
Elle lui répondit qu’il en parlait à son aise, mais
qu’ayant toujours mal parlé du réalisme, elle n’en-
tendait pas avoir à s’en dédire, ce qui sied mal à
la dignité d’une femme.
— Mais voyons, — poursuivit-elle, — de bonne
foi, mon cher Nanni, et la main sur la conscience,
prétendez- vous enrégimenter Phidias dans la bande
de ces artistes amoureux du grotesque et du tri-
vial, l’un desquels n’a pas craint de donner à
Diane les traits, la figure et la démarche d’une
maritorne?
— Dieu m'en garde! — répondit-il. — Phidias
était plus réaliste que ces gens-là et n’eût point
commis de bévue pareille, étant aussi contraire à
la nature de faire de Diane une maritorne que si
un peintre de genre, hollandais ou flamand, repré-
sentant une servante d’auberge, comme on en voit
tant dans leurs tableaux, debout sur le pas de sa
porte, s’avisait de lui donner le port et l’expres-
sion de Diane chasseresse ; car tout est dans la
nature, mais tout y est à sa place... Et tenez,
Madame, il n’est pas que vous ne connaissiez cer-
204
tame histoire de Donatello et de son ami Brunel-
leschi.
— Il ne m’en souvient pas, — dit-elle.
— Donatello, dans sa jeunesse, fit un crucifix de
bois et, satisfait de son œuvre, la montra à Filippo
Brunelleschi pour en avoir son avis ou , pour
mieux dire, son approbation. Brunelleschi sourit
et ne dit mot. Donatello, insistant pour savoir ce
qu’il pensait : « Le crucifix serait beau, lui dit-il
enfin, n’était que, par un singulier caprice, ce n’est
pas un Christ, mais un villageois, un conladino,
que vous avez mis en croix. » Surpris et mortifié,
Donato le mit au défi de mieux faire. Brunelleschi
se le tint pour dit et secrètement se mit à l’œuvre ;
il travailla longtemps et, se piquant d’honneur, fit
de son mieux pour réussir. Quand il eut terminé
son crucifix, celui-là même qui se voit aujourd’hui
dans la Santa-Croce de Florence, et qui souvent a
été pris pour un ouvrage de Michel-Ange, tant le
travail en est achevé, — il le cloua contre la mu-
raille de sa chambre, à l’endroit le mieux éclairé.
Puis, s’en allant trouver Donatello, qui ne pensait
plus à rien, il le pria à dîner et, passant avec lui
sur la place du marché, acheta divers comestibles
#
205
et quelques flacons de vin et serra le tout dans un
panier qu’il remit à son ami : « J’ai affaire par ici,
lui dit-il, prenez les devants, je ne tarderai pas à
vous rejoindre. * Donato se met en route, arrive,
ouvre la porte, aperçoit le crucifix qu’en ce mo-
ment éclairait un rayon de soleil. Comme frappé
de la foudre, il laisse tomber son panier : assiettes,
flacons, tout se brise en morceaux, et lui, stupé-
fait, éperdu, les bras étendus vers le crucifix dont
ses yeux ne se peuvent détacher, il admire, il se
pâme, des larmes inondent ses joues et, cloué sur
la place, on eût dit un homme pétrifié, jusqu’à ce
que son ami survenant : A te e conceduto fare i
Cristi, lui dit-il en se jetant dans ses bras, et a me,
i contadini! — Eh bien! Madame, je vous le de-
mande, qui, de Brunelleschi ou de Donatello, avait
été le plus réaliste? J’imagine que c’est le premier,
puisque attentif à se conformer à la réalité des
choses, il n’avait eu garde de donner au Sauveur
du monde la figure d’un rustre, pas plus qu’il ne
se fût avisé de donner à Perrette les traits d’une
madone ou à Colas le front et le regard d’un
saint Paul. J’aime à prendre les mots, Madame,
dans leur véritable acception, et c’est pour cela
206
que je ne fais pas de difficulté de proclamer Phi-
dias le plus réaliste de tous les sculpteurs.
— Lui donnerons-nous cause gagnée, Monsieur
l’abbé, — dit la marquise, — et renoncerons-nous
à la partie ?
— A Dieu ne plaise! — répondit-il; — car ne
vous laissez pas prendre, Madame, à son grand
air d’assurance et tenez pour certain qu’il sent où
le bât le blesse ! Ne voyez- vous pas qu’il s’amuse
à nous conter des histoires et à jouer sur les
mots pour nous faire prendre le change et dégui-
ser l’embarras de sa position. C’est un joueur de
gibecière qui nous montre godenot, pendant qu’il
escamote la muscade; mais ces beaux tours de
passe-passe ne lui serviront de rien, et je le vais
prendre la main dans le sac. Et voyez plutôt, Ma-
dame; ne nous a-t-il pas dit tantôt que l’imagina-
tion était, nécessaire pour bien observer la nature,
ajoutant que cependant elle ne suffisait pas pour
faire l’artiste, d’où il ressort que, de son propre
aveu, ce n’est pas tout pour l’artiste d’étudier
attentivement la nature et de la reproduire avec
fidélité ; — et c’est là précisément ce dont nous
voulions le forcer de convenir.
207
— Oh ! s’il n’est question que de cela, — dit
Nanni, — et du moment qu’il ne retourne plus
idéal, me voilà prêt à en passer par où vous vou-
drez.
— Ainsi, — s’écria le chevalier d’un ton triom-
phant, — vous confessez...
— Je confesse, — interrompit l’enfant, — que
l’imitation de la nature est non le but de l’art,
mais son moyen.
— De grâce , expliquez-vous , — dit la mar-
quise, — car il en est temps. Ma couronne d’oli-
vier est terminée, il dépend de vous de la mériter.
Nanni devint pensif, et cachant sa tête dans ses
mains :
— Oh ! si je savais parler ! — dit-il en soupi-
rant.
— S’il ne sait pas parler, — dit le docteur, —
il sait chanter, et il a fait sur le sujet qui nous
occupe, Madame, un petit poëme en octaves que
j’ai trouvé un jour traînant sur une table, et s’il
voulait vous le réciter, vous apprendriez en moins
de rien ce qu’il faut penser des origines de l’art.
— Oh! le merveilleux poëme! — dit-elle. —
Récitez-le nous, Nnnni!
208
— Je ne le sais pas par cœur, Madame, — ré-
pondit-il en lançant au docteur un regard de re-
proche, — et d’ailleurs ces vers-là sont indignes
de vous !
— Je vais vous dire, moi, ce que j’en ai rete-
nu, — reprit le docteur en entortillant le long
tuyau de son narghilé autour de son bras droit,
comme un Psylle fait le serpent avec lequel il joue ;
— à vrai dire , je ne vous garantis pas le mot à
mot , mais si j’y couds quelques dentelles , ce se-
ront des points de Valencienne où le goût le plus
délicat 11e trouvera rien à redire.
La marquise témoigna son incrédulité par un
mouvement de tête, ce qui n’empêcha pas le doc-
teur de nous régaler de la petite histoire que voici :
— Le quatrième Facardin , Madame , — dit-
il d’un ton mystérieux, — s’en allait à la recher-
che de la princesse Vertugadine la songeuse, quand
un jour, traversant une grande plaine bordée de
forêts, son oreille fut soudain frappée par un con-
fus murmure formé d’une multitude de voix qui
n’avaient rien d’humain. Il se dirigea du côté d’où
venait le bruit, c’est-à-dire vers la lisière des bois,
et à mesure qu’il approchait, les voix devenaient
209
plus fortes et plus discordantes. Tout autre que
Facardin aurait pris peur et gagné au pied; mais
il n’était pas homme à reculer devant une aven-
ture, si terrible fût-elle, et ayant continué son
chemin, il arriva bientôt dans l’endroit où se fai-
sait cet étrange concert. Ne pensez pas, Madame,
qu’il y trouvât un orchestre de théâtre, ni des vio-
lonistes promenant leur archet sur les cordes de
leur violon, des flûtistes soufflant dans l’embouchure
de leurs flûtes traversières, ou des tambours frap-
pant à coups redoublés sur des peaux d’ânes. Non,
Madame, il ne se voyait autour de lui que des ro-
chers, des buissons, des fleurs, du gazon arrosé
de clairs ruisseaux , et une grande forêt touffue
qui s’étendait à perte de vue, et, ce qui vous sur-
prendra, Facardin ne tarda pas à s’assurer qu’il
n’y avait pas là d’autres musiciens que ces rochers,
ces buissons, ces ruisseaux, ces arbres et ces fleurs.
Mais en récompense, Madame, il n’était parmi ces
fleurs, parmi ces arbres, parmi ces ruisseaux, par-
mi ces buissons et parmi ces rochers , personne
qui ne fût plus ou moins musicien. A vrai dire,
ces étranges symphonistes n’avaient pas tous éga-
lement de voix et de méthode ; les uns ne possé-
u
210
daient guère qu’une note, qu’ils répétaient sans se
lasser, d’autres en savaient deux ou trois, d’autres
enfin étaient en état de jouer des fragments d’air
assez considérables ; mais tous étaient également
empressés à faire montre de leur savoir, et ce qui
était désolant, s’évertuant tous de leur mieux, ils
avaient le malheur de ne point s’entendre entre
eux ; chacun répétait son ariette sans s’inquiéter
des vocalises du voisin , et vous pouvez juger du
charivari que cela faisait. Il en était même, parmi
ces intrépides musiciens, dont l’instrument était
faux et qui commettaient sans sourciller les fausses
notes les plus déplorables. Mais ce qui étonna le
plus Facardin, ce fut de voir, errant dans les airs,
quelques milliers de guitares ailées , — je vous
parle, Madame, de guitares qui avaient des ailes,
ce qui après tout n’est pas plus extraordinaire que
la Jument sonnante, le Chapeau luisant, la Mère
au gaines et l’Aventure de l’ile des Lions, choses
que vous admettez assurément sans le moindre
scrupule et ne faites pas difficulté de croire de
toute votre âme. — Et ces guitares ailées, Ma-
dame, voltigeaient çà et là dans l’espace, condam-
nées qu’elles étaient, vous pouvez m’en croire, au
21 1
plus affreux supplice qui se puisse imaginer. En
effet, Madame, elles étaient ainsi faites que leurs
cordes répétaient, malgré qu’elles en eussent, tous
les bruits qui se taisaient autour d’elles, et repré-
sentez-vous le désespoir qu’elles éprouvaient à se
faire ainsi l’écho de tous ces sons discordants, de
toutes ces notes éparses, de tous ces fragments
tronqués de mélodies qui n’avaient pas le sens
commun. Aussi voyait-on paraître leur souffrance
dans les contorsions et les grimaces qui leur échap-
paient et dans l’air étrange dont elles se déme-
naient en se promenant dans l’espace. Facardin,
qui voulait en avoir le cœur net et auquel les
oreilles commençaient à tinter de la belle façon,
s approcha de l une de ces guitares et Farrêtant au
passage, lui tira sa révérence et la pria de lui en-
seigner ce que signifiait ce charivari et à qui elles
en avaient de répéter ainsi tout le sot vacarme
dont retentissait la forêt. Encore eut-il beaucoup
de peine à se faire entendre , tant le bruit était
grand, mais enfin, un grand coup de vent étant
venu chasser pour un moment dans une autre di-
rection le tintamarre de cette musique infernale,
la guitare trouva moyen de respirer et répondit à
212
Facardin : « Hélas ! Seigneur chevalier, fut-il ja-
mais supplice pareil au nôtre ? Autrefois nous ha-
bitions, mes sœurs et moi, un autre monde situé
là-haut, par delà les étoiles, monde bienheureux
où retentissaient sans fin de divines harmonies,
que nous nous faisions une joie de répéter. Mais,
pour une peccadille que commit l’une d’entre nous,
le grand Maestro nous a précipitées sur ce glo-
bule terraqué et nous a condamnées à répéter éter-
nellement les effroyables discordances qu’on y en-
tend de toutes parts. Jugez, je vous prie, de ce
qu’ont à souffrir de pauvres guitares qui , ayant
vécu jadis dans un pays de virtuoses , savent par
expérience ce que c’est que la musique , et qui,
dans les rares moments comme ceux-ci, où un
tourbillon de vent fait taire d’aventure ces enragés
exécutants, entendent encore venir du ciel jusqu’à
elles quelques fragments des harmonies célestes !
— Eh quoi! Madame, lui dit alors Facardin tou-
ché du récit d’une si grande infortune, ne serait-
il point de remède à vos maux? Ah ! si d’un coup
de cette redoutable épée mon illustre main pou-
vait rompre le fatal enchantement dont vous êtes
la victime! Vous n’avez qu’à parler , Madame,
213
Facardin s’estimerait trop heureux de rendre le
repos à une guitare aussi distinguée par son mé-
rite et par sa naissance que vous me semblez
l’être ! » Et disant ces mots, il s’apprêtait à dégai-
ner, mais d’un ton moqueur : « Seigneur cheva-
lier, lui répondit la guitare, remettez dans le four-
reau votre inutile flamberge ! Ce n’est pas avec des
coups de sabre que vous nous guérirez, il y faut,
croyez-nous, plus de façons. Seul le grand Cara-
moussal a le pouvoir de soulager nos souffrances, et
quand cet illustre magicien daigne paraître en ces
lieux, nous éprouvons pendant quelques instants
des délices ineffables qui nous consolent de tous
nos maux... » En ce moment, le coup de vent ayant
cessé, le vacarme allait recommencer de plus belle,
mais tout à coup Caramoussal parut, accompagné
de Cupidon son maître. . .
— Cupidon ! — s’écria la marquise en frappant
du pied ; — est-il réellement question de Cupidon
dans votre poëme, Nanni?
— Non, je pense, — répondit-il en souriant,
— pas plus que de Caramoussal et de Facardin.
— Je m’en doutais, — reprit-elle; — ce Cupi-
don est l’une de vos Valenciennes, docteur, et sans
214
doute, si je ne vous eusse interrompu, nous allions
voir paraître à sa suite des flèches, des carquois,
des cœurs percés, des lacs, des roses et tout cet
attirail à la Pompadour qui fait de vos petits vers,
— car vous vous mêlez d’en composer, — les ma-
drigaux les plus fades, les plus insipides, les plus
nauséabonds que jamais ait débités abbé de cour
à la toilette d’une Cydalise !
— Que voulez- vous, Madame? — répondit le
docteur. — Quand je vous disais que j’ai un tour
romanesque dans l’esprit! Vous le voyez, tout se
transforme dans mon imagination en épopée che-
valeresque.
— De la chevalerie à la Mme Cottin ! — reprit-
elle. — Mais vraiment, vous choisissez bien votre
moment et votre endroit. A deux pas de l’Acadé-
mie et discourant sur Phidias , nous avons bien
affaire de votre Vertugadine la rêveuse! Allons,
Nanni, récitez-nous vos vers, et à l’avenir ne
les laissez pas traîner sur les tables , car vous
voyez à quelles ridicules métamorphoses cela les
condamne. Aussi bien je meure si toutes ces
fariboles , ces guitares , ce Cupidon et ce Cara-
215
moussai m’ont appris quoi que ce soit sur les ori-
gines de l’art!
Nanni chercha d’abord des défaites , car il est
aussi modeste que timide ; puis, voyant que la
marquise allait se fâcher, il se décida à la satis-
faire et nous récita son poëme. Je voudrais pou-
voir vous le redire, car il fait bien les vers, mais
vous n’attendez pas que je m’en souvienne, et vous
me permettrez de vous en résumer la substance en
deux mots.
Selon lui, l’Amour, qui est aussi le dieu de
la musique, vivait de toute éternité au sein de
l’harmonie ; mais, comme il est poussé irrésistible-
ment par sa propre nature à se communiquer, il
créa le monde, et ce monde, créé par Amour,
comme Amour lui-même, ne peut être qu’harmo-
nie. Aussi chacune des existences dont se compose
l’univers et qui remplissent l’espace et le temps,
exécute une partie dans la vaste symphonie com-
posée par le dieu. Cependant Amour n’avait pu se
passer de la Matière pour créer ; sans elle, point de
monde possible ; or, la Matière, que les anciennes
théogonies confondent, non sans raison, avec la
Nuit, n’est pas seulement aveugle, elle est encore
216
sourde, insensible à l’harmonie et à la musique,
et de soi, par sa pente naturelle, elle tend inces-
samment à ramener le monde au chaos. Assuré-
ment l’harmonie que l’Amour a déposée au sein
des choses est immortelle comme lui, mais la Ma-
tière assourdissait et affaiblissait plus ou moins
toutes ces voix dont la résonnance devait former
l’hymne éternel de l’univers. Et le dieu, du haut
de son Empyrée, n’entendait monter jusqu’à lui
que des accords à demi étouffés qui, par moments,
ressemblaient à un confus bégaiement ou au va-
gissement d’un enfant dont la langue est encore
nouée ; souvent aussi les parties récitantes qui
par leur nature sont les plus délicates, n’émet-
taient plus que des sons vagues et indécis et l’on
n’entendait qu’un accompagnement, d’une riche
facture, sans doute, mais qui, la mélodie man-
quant, ne présentait plus aucun sens à l’esprit.,
comme si, dans une ouverture à grand orchestre,
les violons chargés d’exécuter le thème principal
venant subitement à se taire , on n’entendait plus
que le flageolet, le trombonne et la grosse caisse.
L’Amour, mécontent de son ouvrage, résolut de le
corriger, et mandant auprès de lui ses démons,
217
qui sont ses ouvriers, comme les cy dopes sont
ceux de Vulcain, il leur donna l’ordre de fabri-
quer des lyres d’argent, ainsi faites que leurs cor-
des attirent pour ainsi dire tous les sons et les ré-
pètent en en centuplant le volume. Les démons se
mirent aussitôt à l’œuvre et travaillèrent jour et
nuit à forger ces lyres, tandis que le dieu, de son
côté, se réservait d’en façonner quelques-unes de
ses propres mains, et c’est là qu’on vit paraître la
différence qui se trouve entre l’ouvrage des démons
et celui des dieux. Car les démons, dont l’industrie
est admirable, apportèrent tous leurs soins à don-
ner à leurs lyres d’argent, une délicatesse et une
sensibilité infinies, tellement que les bruits les plus
légers et les plus fugitifs étaient répétés par leurs
cordes avec une netteté et une sonorité merveil-
leuses. Puis, leur besogne terminée, par l’ordre
du dieu, ils répandirent ces lyres dans tous les
coins du monde. Mais qu’arriva-t-il? C’est que,
fortement ébranlées et comme étourdies par les
sons qui se faisaient entendre dans leur voisinage
et les répercutant avec un éclat sans pareil, ces
lyres d’argent ne pouvaient percevoir les sons plus
lointains qu’apportait le vent, et ainsi chacune
218
d’elles se faisant l’écho d’une ou deux parties iso-
lées du grand concert, était dans l’impuissance
d'en reproduire l’ensemble. Comme il s’en trou-
vait de répandues dans tous les coins du monde,
la réunion de tous leurs chants formait bien une
harmonie où l’Amour se reconnaissait comme dans
son œuvre; mais chacune des lyres, perdue dans
le petit coin de l’espace où elle avait été jetée, re-
disant avec force quelques accords qui ne se re-
liaient à rien, cherchait en vain un sens dans ces
lambeaux épars de mélodie qu’elle répétait machi-
nalement, et les vibrations qui agitaient ses cordes
et dont elle ignorait le but et la liaison, lui cau-
saient un vague malaise et même par instants d’in-
dicibles souffrances. Mais l’Amour, qui ne saurait
se plaire à voir souffrir ses créatures, appelant à
son aide toutes les ressources de son art magique,
fabriqua lui-même quelques lyres d’or douées de
propriétés merveilleuses; car ces lyres, façonnées
par les mains de l’Amour et possédant en elles
l’harmonie infuse , quelles que soient les notes
éparses qui font vibrer leurs cordes, répercutent
en même temps toutes celles qui leur répondent à
chaque moment de la mélodie, et partant, en quel-
219
que place de l’ univers qu’elles se trouvent, repro-
duisent Tharmonie divine des choses. Aussi ces
lyres d’or sont-elles la consolation et les délices
des lyres d’argent, fabriquées par les démons,
auxquelles elles révèlent le sens mélodique de tous
les sons qui les viennent frapper, — et aussitôt
que l’une de ces lyres sacrées vient à paraître et
fait retentir l’air de ses accords, on voit toutes les
autres lyres , volant au-devant d’elles comme des
colombes amoureuses, accourir près de cette sœur
divine et, s’empressant autour d’elle ou se plaçant
sous le vent de manière que les bouffées de la brise
leur apportent ses mélodies enchanteresses, toutes
ensemble elles les redisent et pour quelques mo-
ments goûtent les ravissements mystérieux d’une
existence qui parvient à se comprendre elle-même
et à sentir en soi la présence d’un dieu, — et de
toutes ces voix résulte un concert sublime qui va
réjouir l’Amour lui-même sur son trône.
— Eh bien! Madame, persisterez- vous à m’ap-
pliquer le proverbe : Traduttore , traditore ? —
s’écria le docteur, quand Nanni eut achevé de nous
réciter son poëme. — A cela près des lyres que
j’ai changées en guitares, instrument que j’aime à
220
la folie, et du dieu Amour auquel je rendais son
nom classique de Cupidon , quel tort ai-je fait à
l’allégorie de notre jeune poëte? Convenez même
que je l’avais fort habilement amenée, car il n’est
pas contestable que ma version est infiniment plus
orthodoxe que le texte, sans parler des heureux
changements que je me préparais à introduire
dans le dénouement. Estimant en effet que c’était
assez de lyres ou de guitares comme cela, en place
de lyres d’or je personnifiais l’art sous les traits
du grand Caramoussal, lequel, un harmonica à la
main...
— Suffit, mon bon docteur, — interrompit-
elle, — faites-nous grâce de votre Caramoussal
et de son harmonica, et laissez-moi entrer en ex-
plication avec notre jeune ami ; car, bien que je
me flatte d’avoir pénétré le sens de son allégorie,
encore voudrais-je savoir ce que ces lyres d’or et
d’argent ont à démêler avec le réalisme, et je lui
serais obligée de m’en éclaircir. Voyons si je vous
ai bien entendu, — continua-t-elle, s’adressant à
Nanni. — Je comprends que, selon vous, l’uni-
vers pris dans son total qui nous flatte, pour
parler avec Bourgelat , exécute un grand con-
221
s
cert fort agréable ; mais , pour jouir de ce con-
cert, il faudrait avoir des idées d’ensemble, d’un
seul coup d’œil apercevoir ce qui se passe à Paris
et à Pékin, et d’une seule pensée embrasser tout
le cours de l’histoire universelle; ce serait par
exemple le vingtième siècle qui sauverait et résou-
drait pour les hommes du dix-neuvième les dis-
sonances qui leur égratignent les oreilles. Mais
nous autres, pauvres lyres d’argent, c’est-à-dire
nous autres petites âmes vulgaires, le docteur et
moi, par exemple, nous n’entendons et ne répé-
tons qu'une pauvre phrase écourtée, quelques notes
sans liaison dont nous recherchons vainement le
sens, et nous avons grand besoin qu’une belle lyre
d’or, c’est-à-dire une grande âme d’artiste, façon-
née par l’Amour et capable de comprendre l’en-
semble des choses, daigne s’approcher de nous et
berce nos oreilles et notre cœur par ses délicieuses
mélodies.
— Oh! Madame, — s’écria Nanni, — il en est
parmi ces lyres d’or qui ne sont pas des artistes
de profession...
— Point de compliments, je vous en conjure. Je
ne suis évidemment qu’une pauvre petite lyred’ar-
222
gent, qui n’a jamais pu apprendre par cœur une mé-
lodie tout entière, et je vous assure que j’ai souvent
ressenti de mortelles souffrances quand mille bruits
incompréhensibles faisaient vibrer toutes les cor-
des de mon âme, et quelquefois avec tant de force
que je voyais venir- le moment qu’elles finiraient
par se briser. Il y a aussi des jours où je répète à
perte d’haleine de grands accords plaqués, sem-
blables à certains accompagnements d’opéras ita-
liens, et j’attends avec impatience que la partie
récitante fasse son entrée, mais elle n’a garde ;
aussi suis-je bien heureuse quand je vois appro-
cher une lyre d’or; moi aussi je vole au-devant
d’elle comme une colombe et je lui crie du plus
loin que je l’aperçois : «Viens me faire comprendre
le sens du misérable accompagnement que je joue
depuis vingt-quatre heures, sans savoir pourquoi!»
— Comprendre n’est pas précisément le mot,
Madame, — reprit Nanni; — l’art n’est pas la
philosophie et les artistes ne sont pas des spécu-
«
latifs. Le fond de l’art, c’est la passion. Ai-je tort
de penser que toute chose a ses affections, les-
quelles, agissant sur notre âme, y produisent nés
vibrations plus ou moins énergiques, plus ou moins
223
prolongées qu’on appelle des passions ? Les for-
mes, les figures et les mouvements du monde ma-
tériel, le travail sourd de la végétation, le parfum
des fleurs, les jeux de l’ombre et de la lumière, les
orages et les rassérènements du ciel, les vicissi-
tudes des saisons, l’éternelle succession des nais-
sances et des morts au sein de la nature et sem-
blablement le jeu et le drame de la destinée, les
caprices fantasques du hasard et les grands coups
de la fatalité, tous les accidents de la vie et de
l’histoire, en un mot, les modes infiniment variés
des choses agissent sur notre âme, l’émeuvent, la
remuent et la passionnent. Or, la philosophie nous
enseigne que l’ordre universel est composé pour
ainsi dire de désordres particuliers , de même que
les dissonances sont nécessaires à toute forte et
mâle harmonie, et il s’ensuit que la plupart des
hommes , c’est-à-dire l’innombrable quantité des
âmes qui vivent et meurent sans avoir rien pu con-
naître qu’un détail de l’univers, reproduisent dans
leurs passions le désordre apparent des choses
dont elles subissent le contact immédiat. Au con-
traire, les âmes privilégiées, celles qu’ Amour a
façonnées de ses mains et qu’il a remplies de son
224
esprit, quelle que soit la place que le sort leur as-
signe ici-bas et si étroit que puisse être l’horizon
de leur destinée, témoignent, dans tous leurs sen-
timents et dans leurs mouvements les plus secrets,
de cette harmonie qui est comme leur essence et
leur être ; l’univers est présent dans chacune de
leurs sensations, il suffit du parfum d’une fleur, du
chant d’un oiseau ou du regard d’un enfant pour
faire résonner en elles la musique des sphères cé-
lestes, et toutes les passions qui les agitent for-
ment entre elles, pour parler le langage de Platon,
une espèce de chaîne, on plutôt un merveilleux con-
cert qui est l’écho du concert sacré de toutes les
existences. Aussi ces lyres d’or goûtent-elles d’inef-
fables délices , inconnues aux autres âmes ; mais,
étant inspirées de l’Amour, elles tiennent de lui le
désir de faire partager leurs joies, — ou , pour
laisser là nos lyres, puisque comparaison n’est pas
raison, ces âmes supérieures éprouvent l’irrésis-
tible besoin de se communiquer et quelques-unes
en ont la force ; ce sont là ce que les hommes ap-
pellent les grands artistes; — elles se mettent
donc à créer avec des formes et des couleurs, ou
avec des mots et des images, un monde où elles
225
versent la passion qui déborde de leur sein, et cet
ouvrage de leurs mains communique à tous ceux
qui en approchent l’inspiration sacrée dont il
émane. Mais ce monde créé par les grands artistes
n’est point une mise au net ni une refonte du
monde des réalités , car les disciples de l’Amour
n’ont pas la folie de se piquer d’embellir l’œuvre
de leur maître ; ils aspirent seulement à rendre vi-
sible pour tous dans leurs œuvres l’univers tel
qu’ils l’aperçoivent eux-mêmes, et ce que l’artiste
voit et sent dans la nature, le premier venu par-
vient à le voir et à le sentir par le moyen de l’art,
qui n’est que la nature concentrée. A cette fin, les
grands artistes, examinant avec une religieuse at-
tention la nature et la vie , s’efforcent de s’appro-
prier les procédés de la pensée créatrice et ils
étudient particulièrement les signes par lesquels
l’âme des choses se manifeste dans le moindre de
ses ouvrages, de même que, pour arriver à bien
parler, nous étudions avec soin le vocabulaire de
notre langue et les règles de sa grammaire; c’est,
en effet, au moyen de ces hiéroglyphes sacrés
qu’ils se créent un langage pour exprimer cette
passion soumise à la loi du rhythme et de l’har-
15
226
monie que leur inspire la vue du grand tout et que
l’Amour, principe vivifiant et moteur du monde,
distille pour ainsi dire dans leur âme, comme la
mère fait passer son sang dans le cœur de l’enfant
qu’elle allaite. Seulement l’artiste a grand soin que
tous ces signes, empruntés à la nature, par les-
quels il se révèle aux petits et aux ignorants, de-
viennent facilement intelligibles à tous les esprits,
et à cet effet il en accuse fortement les traits, il les
expose en pleine lumière, il les dégage de tout ce
qui pourrait les offusquer ou les obscurcir. Qu’on
appelle cela idéaliser la nature , j’y consens, bien que
le mot ne me plaise pas ; mais il n’en est pas moins
certain que la poésie, la sculpture et la peinture se
proposent non d’embellir ce qui est, mais de le ré-
sumer. C’est ainsi , par exemple , qu’un portrait
peint par le Titien ou par Rembrandt est le ré-
sumé de toute une vie et un drame de Shakes-
peare le résumé du livre des destins, et la seule
différence qui soit entre l’art et la nature , c’est
que le premier nous présente dans ses œuvres le
tout en raccourci. Ce grand magicien évoque ces
passions infinies, filles de l’Amour, qui sont les
puissances secrètes des choses, et les contraint à
227
se révéler aux enfants des hommes par un geste,
par un regard, par un mot, par un soupir sorti de
leurs entrailles, et l’Amour lui-même, se rendant
à ses enchantements, se déclare tout entier dans
une seule des pulsations de l’univers.
— A cette heure, je vous entends, — lui dit la
marquise; — le peintre réaliste et Poussin sont
aussi exacts l’un que l’autre dans leur imitation de
la nature, mais le premier peint des arbres qui ne
sont que des arbres, et Poussin des arbres pas-
sionnés, et comme remplis du sentiment qui de
l’âme des choses a passé dans l’âme de Poussin,
et si la Vénus de Milo nous semble supérieure en
beauté à toutes les femmes de chair et d’os, ce
n’est pas qu’à la rigueur on n’en puisse trouver
qui la vaillent, mais le mystère de passion que le
sculpteur a répandu dans le cœur de marbre de
ses statues lui donne ce je ne sais quoi de surhu-
main qui nous confond.
— En d’autres termes, — dis-je à mon tour,
— Nanni me paraît penser que les prétendus réa-
listes et Poussin rendent avec une égale fidélité la
nature telle qu’ils la voient; seulement les pre-
miers ont le malheur de la regarder avec les yeux
228
du vulgaire, car ils ne sont, à le bien prendre, que
des talents incomplets qui affectent de convertir en
système l’impuissance de leur pinceau et la stéri-
lité de leurs inspirations, — et il y a loin de leurs
magots et de leurs poussas à ces casseroles si bien
étamées où Van-Ostade nous fait découvrir toute
une vie d’ordre, d’honnête aisance et de douces
joies domestiques, c’est-à-dire une des manières
les plus assurées d’être heureux en ce bas monde.
— Oh ! ne moralisons pas, cela nous mènerait trop
loin, — dit la marquise. — Occupez-vous plutôt,
Nanni, de résoudre une difficulté qui m’incom-
mode. Nos lyres d’or répètent toutes le même air,
la même hymne glorieuse de l’Amour, et partant
je ne vois pas quelle place cela laissera à l’origi-
nalité des artistes.
— L’Amour y a pourvu, — répondit-il ; — car,
outre qu’il a donné à chacune de ces lyres un tim-
bre particulier, il a eu soin de les monter sur des
modes différents, celle-ci sur le dorien, celle-là sur
le phrygien, telle autre sur l’ionien ou le lydien,
et ainsi l’harmonie de F univers, en résonnant sur
leurs cordes, revêt le caractère particulier de cha-
que instrument, et voilà pourquoi des œuvres d’un
229
grand artiste s’exhale une certaine passion déter-
minée dont la contagion est irrésistible. Ainsi,
•Madame, quand vous avez lu Shakespeare, vous
sentez en vous cette ironie suprême qui se joue
librement de toutes choses; l’Arioste vous commu-
nique ces joies folles de sylphe et de lutin qui
ranimaient lui-même; le Tasse nous plonge dans
une émotion voluptueuse; Aristophane laisse sur
nos lèvres le rire étincelant d’un Silène qui a bu
l’ivresse dans la coupe d’or des dieux, et Molière
nous remplit d’une mâle gaîté mêlée d’une cer-
taine amertume bienfaisante qui fortifie le cœur.
Des toiles du Poussin se dégage je ne sais quelle .
rêverie majestueuse, et Claude Lorrain, dont le
pinceau célébra les fêtes de la lumière, enveloppe
nos pensées comme nos regards de cette vapeur
dorée qui inonde ses paysages. L’admirable mor-
ceau de Haydn, que nous exécutâmes hier sur
votre piano, vous laissa dans l’âme, disiez-vous,
comme une facilité de vivre qui vous charmait,
tandis que telle sonate de Beethoven fait naître
en vous comme le sentiment du grand apaise-
ment qui suit une lutte et d’un éclatant triomphe
remporté sur les contradictions douloureuses dont
#
230
l’histoire abonde aux époques de tourmentes révo-
lutionnaires ; — si demain nous jouons la sympho-
nie de Mozart que vous savez, vous sentirez des
ailes vous pousser, avec lesquelles vous voltigerez
sur la surface de la vie, comme la mouette dans
ses ébats capricieux rase la surface des flots où,
laissant tremper par instants l’extrémité de ses
plumes, elle repart soudain vers le ciel en pous-
sant des cris d’allégresse. Et chacune de ces pas-
sions, où se retrouve l’universelle harmonie, est
une des voix dont se compose le chœur des Idées,
conduit et présidé par l’Amour.
— Et notre cheval ! — dit-elle en souriant, —
il est bien temps d’y revenir.
— Ah! Madame, — dit-il, — les Grecs furent
passés maîtres dans cet art de déposer une pas-
sion au sein d’une œuvre comme une âme qui la
fait vivre et de la manifester par les signes les
plus parlants et les plus expressifs, en ayant soin
d’y subordonner tellement tous les détails, que
tout contribue et concoure à fortifier l’effet géné-
ral. Ainsi procéda le grand sculpteur chargé de
sculpter sur la frise du Parthénon l’image de cette
magnifique procession qui, le dernier jour de la
•*
231
fête des Panathénées, entrait du Céramique exté-
rieur dans la ville et, après s’être déroulée lente-
ment dans les rues et sur les places, montait à la
citadelle pour y déposer aux pieds de Minerve Po-
liade le nouveau peplos brodé par des mains vir-
ginales. Son premier soin fut de se pénétrer de
l’esprit de son sujet et d’imprimer à cet immense
ouvrage le caractère de l’auguste cérémonie qu’il
avait à représenter. C’était une fête que devait re-
produire son divin ciseau, et le génie de la fête
respire partout dans son oeuvre , je veux dire ce
calme, cette sérénité que produit l’oubli momen-
tané de tous les labeurs ingrats de la vie journa-
lière, la douce liberté et le joyeux essor d’esprits
qui se délassent , qui se détendent , qui , au sortir
des tracasseries de l’agora et des luttes orageuses
du Pnyx , se donnent du relâche et prennent le
temps de respirer et de jouir d’eux-mêmes, en un
mot, ce repos réparateur qui, suspendant les fa-
tigues de la pensée et les poursuites inquiètes du
cœur, communique à l’âme une suprême, et déli-
cieuse légèreté. Oui, corps et âme, tout est mer-
veilleusement léger dans ce bas-relief incompara-
ble, hormis toutefois ces béliers, ces taureaux, ces
232
métèques, habilement distribués de place en place
par l’artiste, qui connaissait mieux que personne
le puissant effet des contrastes. Ils sont légers
comme le vent, ces chevaux, dont à dessein il
emprunta les modèles à la race la plus légère qui
soit au monde, chevaux façonnés et assouplis par
l’école athénienne et qu’il s’est attaché à alléger
encore en supprimant tout harnachement et en re-
dressant leur crinière qui, retombant, eût risqué
d’alourdir leur svelte encolure. Et comme elles
sont légères , et pour ainsi dire délivrées de tout
incommode fardeau, les âmes qui se révèlent dans
le regard et le geste des magistrats, dans la beauté
vénérable des vieillards, dans la démarche aisée
des jeunes vierges portant leurs patères ou leurs
corbeilles, dans l’action libre et dégagée des mu-
siciens jouant de la flûte ou de la lyre, dans les
formes délicates des éphèbes et jusque dans leurs
tuniques aux plis ondoyants et dans leurs man-
teaux flottant gracieusement dans l’air, enfin dans
cette foule innombrable de personnages, tous pé-
nétrés d’un même sentiment, inspirés d’une même
pensée, et dont les contours et les figures ont été
creusés dans le marbre avec une incompréhensible
233
vérité par quelques traits fugitifs du ciseau le plus
délicat et le plus délié qui fût jamais! Et ainsi,
sur ce bas-relief colossal, où la nature est rendue
avec une fidélité sans pareille , Phidias a retracé
la grande procession des Panathénées avec l’infinie
variété de ses aspects et de ses épisodes, — et sur
ces quatre cents pieds de marbre respire une seule
passion qui anime tout, qui remplit tout, qui est
comme l’âme de ce grand ouvrage, de même que,
dans la vie d’un noble cœur, un seul grand senti-
ment, comme un souffle insensible, répand partout
la mesure, l’unité et l’harmonie!
Nanni avait prononcé cette tirade avec l’accent
de l’enthousiasme ; sa voix était devenue vibrante ;
son front rayonnait, ses grands yeux brillaient
d’un feu sombre. Jamais je ne l’avais vu si beau.
Apparemment la marquise en jugeait comme moi ;
car elle s’oubliait à regarder cette noble tête in-
spirée, et quand, en prononçant ces derniers mots,
Nanni releva sur elle ses yeux qu’il avait tenus
jusqu’alors fixés au sol, il rencontra son ardent
regard fixé sur lui, regard plein d’un doux poison
que le cœur de l’enfant but à longs traits. Un
trouble délicieux s’éleva en lui et , pour le dissi-
234
muler, il baissa la tête en se penchant sur Ugly,
qu’il caressa d’une main fiévreuse. Heureusement
pour lui, il ne s’avisa pas de regarder de nouveau
la marquise, car cette fois elle n’eût plus offert à
sa vue qu’un front sévère, un regard glacé et un
visage dédaigneux et hautain.
— Je vous comprends, marquise, — lui dis-je
en moi-même, — c’est un hommage d’artiste que
vous venez de rendre à la beauté de cet enfant, et
vous lui en voulez d’avoir pu s’imaginer q‘ue votre
cœur s’était mis de la partie
Ce petit jeu de scène, qui m’intéressait, me pa-
rut avoir échappé à l’ attention de nos amis. Le
chevalier s’était éloigné de quelques pas pour exa-
miner un buisson de roses, jugeant qu’il était de
sa dignité de ne pas écouter Nanni jusqu’au bout ;
le docteur était occupé à souffler sur les charbons
de son narghilé qui menaçaient de s’éteindre ;
l’abbé qui, depuis le commencement de cet entre-
tien, n’avait donné signe de vie, immobile comme
une souche, son chapeau enfoncé sur ses yeux, les
bras croisés sur sa poitrine, regardait évidemment,
ses pensées flotter dans les espaces imaginaires.
Quant à milord , qui venait de terminer son pi-
235
peau, il se mit à en tirer d’un air grave quelques
sons aigrelets et nasillards qui causèrent à la mar-
quise un tressaillement douloureux. Elle porta vi-
vement ses mains à ses oreilles en s'écriant :
— Grand Dieu! Milord, que le ciel confonde
votre musique! Nous venons d’entendre le souffle
de l’univers passant sur les cordes des lyres d’or ,
et vous prenez ce moment pour nous déchirer les
oreilles avec votre infernal pipeau !
Et voyant que, nonobstant ses reproches, il
continuait de souffler dans son instrument avec un
flegme imperturbable :
— Ah ! ce pipeau ! — s’écria-t-elle en se le-
vant de sa chaise, — je ne l’entends que trop sou-
vent; depuis ma naissance il me poursuit; il a
troublé toutes les fêtes de ma vie... Milord! Mi-
lord! vous êtes sans pitié!
Et disant cela, saisie d’un trouble inexplicable,
elle se sauva dans le jardin, où elle disparut der-
rière une charmille.
V
Le chevalier et le docteur étaient partis à la
recherche de la marquise, tandis que milord con-
tinuait son improvisation musicale à la barbe de
l’abbé qui , assis en face de lui, ne faisait mine
d’entendre son enragé concert. Je les laissai aux
douceurs de ce tête-à-tête et, m’emparant du bras
de Nanni, je l’emmenai du côté du petit pont, il
me suivit sans résistance, plongé qu’il était dans
une rêverie au moins aussi profonde que celle de
l’abbé.
J’ai toujours aimé à m’occuper des affaires des
autres et j’ai plus d’une fois rempli cahin-caha les
238
fonctions de suppléant de la Providence, laquelle,
en vérité, laisse beaucoup à faire à ses substituts.
Chacun a sa marotte , la mienne est de me piquer
de lire couramment dans les cœurs et de déchif-
frer les visages à livre ouvert ; je tâte volontiers
le pouls aux malades et je me crois beaucoup plus
versé dans la science du diagnostic que dans l’his-
toire du gorgerin des colonnes ioniques. Il y a dans
ma figure, je vous l’ai déjà dit et je ne crains pas
que vous me démentiez, quelque chose qui com-
mande la confiance. Aussi est-il arrivé quelquefois
que des cœurs blessés s’ouvraient à moi de leurs
peines et se remettaient entre mes mains pour être
guéris. Sans mentir, je peux me rendre le témoi-
gnage que je n’ai jamais tué de clients; je puis
même me vanter d’avoir guéri à Rome, l’année
dernière, une vieille douairière russe qui se plai-
gnait d’être incomprise, et son canari qui se mou-
rait de la pépie. Cette double cure m’inspira une
grande foi en ma lancette, en mes juleps et en
mes magistères, et de ce jour je me promis de ne
manquer aucune occasion de prodiguer mes soins
à l’humanité souffrante. Aussi, dès que j’eus été
initié à la petite partie de cœur qui se jouait entre
I
239
Phidias, la marquise, le comte de B... et Nanni,
je jurai mes grands dieux que je serais le Deus ex
machina du dénouement. Le comte de B... m’inté-
ressait et je ne délibérai pas à épouser chaude-
ment sa cause. Grâce à ma sagacité habituelle,
j’avais deviné sur-le-champ qu’il était aimé et que
la marquise, en vraie coquette, désirant réveiller
un peu sa tendresse , qui lui paraissait peut-être
trop tranquille, s’était amusée à s’entêter plus que
de raison de Phidias et de Nanni pour exciter sa
jalousie. Malheureusement l’événement avait dé-
passé ses prévisions ; à la suite de taquineries et
de picoteries trop multipliées, on s’était aigri, on
s’était boudé, et ce petit manège avait fini par une
brouille en forme. Après la rupture, la marquise
avait cru devoir à sa fierté blessée d’effacer de son
cœur le souvenir d’un amant trop susceptible et trop
exigeant ; mais en vain s’était-elle combattue, sa
passion était demeurée maîtresse du champ de ba-
taille ; de là ses impatiences, ses accès d’humeur
et d’irritation, de là certains retours mélancoliques
sur le passé, certains soupirs mal étouffés, certains
petits trépignements fort expressifs, certains re-
gards qui semblaient dire : Sœur Anne, ne voyez-
240
vous rien venir? Mais cette âme fière avait trop
d’énergie pour s’abandonner ; elle usait de tous
les moyens pour tromper son ennui et pour s’é-
tourdir sur son chagrin ; cette lyre d’argent écou-
tait de toutes ses oreilles le sublime récitatif en-
tonné par les lyres d’or ou par l’harmonica du
grand Caramoussal et s’essayait à le faire redire à
ses cordes... Inutiles efforts ! son cœur soupirait
de préférence un petit chant plaintif dont la mé-
lancolie la gagnait , et dans ces derniers jours,
bien qu’elle s’en cachât avec soin, je m’étais con-
vaincu, en dépit des dénégations de l’homme en-
nuyé, qu’elle était à bout de résistance et que son
orgueil, menacé dans ses retranchements, ne son-
geait plus qu’à faire une retraite honorable.
Dans sa dernière lettre à milord, le comte, dés-
espéré et se défiant des talents diplomatiques du
digne baronnet, m’avait désigné pour l’avocat au-
quel il commettait le soin de plaider sa cause.
Cette marque de confiance m’avait singulièrement
flatté et j’étais bien décidé à ne pas faillir à mon
mandat. Une seule chose me chagrinait, — le coup
terrible que j’allais porter à Nanni. Je m’étais dé-
cidé à prendre langue au préalable avec lui et à
241
le préparer à son malheur et, rêvant aux moyens
d’opérer la cataracte du pauvre enfant et d’am-
puter ses illusions en le faisant souffrir le moins
possible, je maudissais le regard qui , faussement
interprété par son cœur crédule de poëte et d’a-
moureux, venait de le remplir d’une indicible joie
et d’ajouter encore aux difficultés de mon entre-
prise.
Cheminant donc avec lui du côté du petit pont,
je me disais : Tâchons de lui faire entendre rai-
son , mais usons de ménagements ; traitons avec
douceur cette pauvre âme malade , il est des bles-
sures qu’il ne faut toucher que d’une main légère...
Et là-dessus, adoucissant le timbre naturellement
un peu rude de ma voix, je lui dis :
— Mon pauvre enfant, vous êtes fou!...
Il tressaillit , leva les yeux sur moi , ramena sa
tête en arrière d’un air superbe, puis la laissant
retomber sur sa poitrine, il me retira son bras et
continua de marcher sans mot dire.
— Mal débuté ! — me dis-je. — Je n’ai pas le
sens commun ; je me promets de le ménager et
j’entame la conversation par un coup de poing. . .
Je me mis à me creuser la tête pour trouver un
16
242
nouvel exorde qui fût doux, engageant, insinuant,
et je le méditai si bien que nous arrivâmes au
petit pont sans que j’eusse rouvert la bouche; mais
là, confus de la stérilité de mon génie, je tentai
une seconde fois de rompre la glace à tout hasard,
et d’une voix que je m’efforçai de rendre cares-
sante et doucereuse :
— Nanni, — lui dis-je, — quelle extravagance
est la vôtre...
Vous voyez que je n’étais pas varié dans mon
exorde. Encore n’en pus-je dire davantage, car il
m’interrompit vivement en me montrant du doigt
un Albanais qui passait avec sa fustanelle blanche
bien tuyautée, et il me dit :
— On prétend que ces gens-là descendent des
Pélasges. Vous pouvez lire là-dessus un gros livre
allemand , intitulé je ne sais comment ; on le dit
très-instructif ; l’auteur est parfaitement sûr de son
fait, comme le sont tous les savants allemands en
général. Ma foi! l’en croira qui voudra!
Puis, faisant volte-face d’un air dégagé, il s’a-
chemina du côté du café en sifflotant un petit air
entre ses dents. Je le suivis en le regardant de
travers.
243
— Ah! tu ne veux pas m'entendre! — lui di-
sais-je à part moi, — et tu te mets en révolte, mé-
chant enfant ! Mais ne t’imagine pas que je sois si
facile à rebuter ! tu as beau faire , tu finiras par
me prêter l’oreille !
Et me remettant en quête d’un nouvel exorde :
Ah çà! ne saurais-je débuter autrement que par
une apostrophe? — me disais-je, — figure brutale
peu goûtée des enfants mutins. — Mais je m'in-
géniais en vain; ni l’enthymème, ni l'hypotypose,
ni la catachrèse ne m’étaient propices , et au mo-
ment d’ouvrir la bouche, rien qu’à regarder cette
noble jeune tête à la fois si fière et si délicate,
toute ma rhétorique s’en allait à vau-l’eau. Je pei-
nais, je soufflais, je me battais les lianes, je me
grattais le front, j’ôtais mon chapeau , je passais
ma main dans mes cheveux, je remettais mon cha-
peau, je frottais l’index de ma main gauche contre
la paume de ma main droite , je me pinçais les
joues, je taquinais ma barbe grise, et tour à tour
je faisais de grandes enjambées aussi imposantes
que le mouvement d’éloquence dont j’étais sur le
point d’accoucher, ou bien, tortillant des jambes,
je faisais de jolis petits pas rapides et pressés
244
comme les subtils raisonnements dont j’aurais voulu
enlacer ce garçonnet, et tantôt je baissais la tête
d’un air grave, tantôt relevant les yeux, je les pro-
menais à droite et à gauche, je contemplais la rivière,
les lauriers roses, les arbres, le ciel, — tout cela
n’y servait de rien, et plus je suais d’ahan, moins
je me sentais inspiré. Et lui, je crois, s’apercevait
et jouissait intérieurement de mon embarras ; il y
eut même un moment où je crus voir passer un
sourire malin sur ses lèvres, et pour le coup, piqué
au vif, comme nous arrivions pour la seconde fois
près du petit pont, je le frappai brusquement sur
l’épaule, et d’une voix assez retentissante pour at-
tirer l’attention des passants :
— Ah çà! — m’écriai-je, — qu’espérez-vous?
L’interrogation ne me réussit guère mieux que
l’apostrophe. Le rouge de la colère lui monta au
visage, et me toisant des pieds à la tête :
— A qui en avez-vous? — me répondit-il, —
et qui vous donne le droit de m’interroger?
Mais cette fois j’étais résolu à ne point lâcher
prise, et m’emparant de nouveau de son bras, je
lui dis en baissant la voix :
— Pauvre insensé ! tout à l’heure tu t’es trahi.
245
T on âme est venue clans tes yeux , et le moins
clairvoyant a pu surprendre ton secret. Fuis, je
t’en conjure, fuis pendant qu’il en est temps en-
core. L’air qu’on respire ici t’est fatal. Imprudent !
tu te fais une fête de la voir, de l’approcher, et
chaque jour une goutte de ce poison que distillent
ses yeux tombe sur ta blessure, et tu souffres, tu
te consumes, tu péris...
Il avait changé de contenance ; doucement il
posa sa main sur ma bouche, et je vis deux larmes
jaillir de ses grands yeux bruns et couler lente-
ment sur ses joues.
— Je n’espère rien, — murmura- t-il triste-
ment, — je ne demande rien, je ne désire rien...
mais si c’est ma fantaisie de souffrir, quel incon-
vénient y voyez-vous?...
Il se tut un moment, puis il reprit en s’ani-
mant :
—Oui, je suis un fou, un pauvre fou, ce qui n’em-
pêche pas que tout à l’heure je lui ai plu pendant
l’espace d'une seconde, ses yeux me l’ont marqué,
et je vais me nourrir de ce souvenir pendant bien
des jours. Ah! si vous saviez le bien que m’a fait
ce divin regard et les belles choses qui pourraient
246
germer là , - ajouta-t-il en se frappant le front.
— si elle me regardait plus souvent avec ces yeux-
là! Mais, à l’avenir, je saurai me contraindre, je
vous promets de m’observer davantage...
— Il ne s’agit pas de cela, — lui dis-je en co-
lère , — mais de se comporter en homme et de
sortir résolûment d’une situation fausse. Croyez-
m’en, le possesseur légitime d’un cœur où vous
n’avez rien à prétendre ne tardera pas à revenir,
et il y va de votre dignité de ne pas attendre qu’on
vous chasse pour lui complaire.
U fronça le sourcil, et jetant sur moi des yeux
enflammés :
— Eh! qu’il revienne! — s’écria-t-il avec em-
portement, — et nous verrons comme il sera reçu.
Mais qu’y a-t-il, grand Dieu! entre elle et lui? Par-
lent-ils la même langue ? leurs âmes peuvent-elles
s’entendre ? Et vous la croyez capable. . . Ah ! c’est
à mon tour de vous dire : Studio, le donne ! C’est
une science où vous n’avez pas pris vos degrés.
Mais moi, me plaçant en face de lui et le regar-
dant dans les yeux ;
— Eh bien, soit ! — lui dis-je, — je veux, sot
enfant, que tu aies raison de croire, d’espérer...
247
Mais as-tu donc oublié celle qui, à cette heure, à
Venise, soupire en pensant à toi, celle qui t’aime,
qui t’attend , à qui tu as engagé ta foi et qui ne
sait pas. hélas! que tu l’as déjà trahie dans ton
cœur, celle enfin dont tu reçus peut-être une lettre
hier encore , pauvre lettre mouillée de larmes que
tu t’es gardé d’ouvrir et qui te brûlerait les mains
si tu y touchais...
Je n’en dis pas davantage, car il était devenu
pâle comme la mort, et voulant me répondre, ses
lèvres tremblèrent, il balbutia quelques mots con-
fus, puis tout à coup, par un effort désespéré, dé-
gageant impétueusement son bras, il réussit à m’é-
chapper et s’enfuit à toutes jambes du côté de la
tonnelle.
Je le suivis, sans chercher à le rejoindre ou à le
rappeler, et, chemin faisant, je me disais : Après
tout, qu’il en ait le cœur brisé, que m’importe? —
et je me mis à fredonner une ariette d’opéra-co-
mique. Puis j’ajoutai : Pourtant, j’y aurais regret ;
car c’est un grand cœur, et seulement avec un de
ses morceaux on ferait dix cœurs de marquise de
grandeur raisonnable. En faisant ces réflexions,
j’arrivai à l’entrée de la tonnelle, et avisant, à l’en-
248
droit où l’abbé s’était assis, un petit volume gi-
sant à terre , j’y reconnus le livre qui ne le quit-
tait pas et que j’avais pris jusqu’alors pour un bré-
viaire, Je le ramassai et je l’ouvris. Ce prétendu
bréviaire, écrit tout entier de sa main, renfermait
une copie de quelques extraits du Benjamin major
et minor de Richard de Saint-Victor, de la Répu-
blique de Platon, du Traité de l’existence de Dieu
de Fénelon, et de l’Éthique de Spinosa.
— Étrange bréviaire ! — me dis-je, — et dans
quelle société d’originaux me suis-je faufilé !
Je fourrai le livre dans ma poche et me mis en
devoir de rejoindre nos gens qui, rassemblés sur
un tertre, à l’extrémité du jardin, formaient cer-
cle autour de l’abbé adossé contre un citronnier.
— Mon cher abbé, — disait la marquise en lui
montrant la couronne qu’elle tenait à la main, —
ne voulez-vous pas prendre part à ce concours et
disputer vous aussi ce précieux diadème , dont
j’aurais tant de plaisir à parer votre tête ?
Et comme l’abbé marquait par un geste qu’il se
jugeait indigne d’un si grand honneur :
— Du moins, — poursuivit-elle, — ne pour-
rons-nous savoir si vous approuvez tout ce qui
249
s’est dit aujourd’hui au sujet et à propos de notre
cheval?
— Vous avez tous parlé d’or, — répondit-il, —
mais parlez demain encore et après-demain, vous
n’aurez jamais tout dit.
— Mais ne nous direz- vous pas. . .
— Oui, oui, je vous le répète, vous avez fait
merveille , vous avez accommodé de toutes pièces
l’éclectisme , vous avez taillé des croupières à
l’idéalisme , vous avez serré le bouton au faux
réalisme, et que sais-je encore? Vous avez seule-
ment oublié une chose, une misère, en vérité...
— Quoi? — dit-elle.
— Vous êtes comme des gens qui , pénétrant
dans un palais, en étudient curieusement l’archi-
tecture, les statues, les tableaux, les meubles, et
11e daignent pas donner une pensée, accorder un
regard à la maîtresse de la maison.
— Je ne vous entends pas, — dit- elle.
— Parlé-je hébreu? — répondit-il. — N’est-
il pas vrai que le premier qui a parlé nous a en-
tretenus du cheval seulement et de rien d’autre ?
Le second, s’apercevant que ce cheval portait un
cavalier sur son dos, a disserté sur le cavalier et
sur le cheval. Le troisième s’avisant que ce groupe
équestre faisait partie d’une frise, l’a traité comme
l’un des détails d’un ensemble. Mais il n’est venu
à l’esprit d’aucun de vous que cette frise était la
frise d’un temple, que ce temple était le temple de
la divine Sagesse, — et maintenant ai-je tort de
vous reprocher d’avoir pensé à tout, hormis à la
maîtresse de la maison ?
— De tout temps, — dit le docteur, — ce fut
le partage des abbés d’enseigner la galanterie à
la fois par leurs préceptes et par leurs exemples.
L’abbé ne parut pas l’entendre, et ôtant son
chapeau qu’il se mit à tortiller entre ses doigts :
— Parmi les hérésies sans nombre, — nous dit-
il, — qui ont été débitées sur l’histoire de l’art,
on a imaginé de faire entre le classicisme et le ro-
mantisme la belle distinction que voici : Les clas-
siques, a-t-on dit, ont une façon de concevoir leurs
sujets qui leur permet de les réaliser en entier ;
leurs conceptions et leurs œuvres sont adéquates,
ce sont des grandeurs égales qui se couvrent par-
faitement; partant les créations de l’art classique
présentent à l’esprit un sens complet qui s’entend
de lui-même, et quand nous l’avons saisi, nous
sommes satisfaits, il ne nous reste rien à deviner.
Au contraire, les conceptions des romantiques sont
des quantités imaginaires qui ne sont point réali-
sables ; leur fantaisie, dans ses caprices hardis,
s’éprend de certains types indéfinis et chimériques
qui dépassent tous les moyens d’expression con-
nus ; aussi ne les peuvent-ils représenter qu’indi-
rectement, par le moyen d’indications vagues dont
le mystère nous fait rêver et nous pousse à com-
pléter par un effort de notre intelligence cet objet
démesuré que l’artiste n’a pu révéler tout entier à
nos sens. En d’autres termes , les classiques ont
des imaginations si précises, si nettement défi-
nies , qu’elles se peuvent exprimer directement et
en leur entier au moyen de signes empruntés à la
nature, et ainsi leurs œuvres, offrant à nos regards
des formes bien dessinées et des contours arrêtés,
éveillent en nous des images claires et distinctes
qui calment notre esprit en le fixant, — tandis que
les romantiques, ne pouvant révéler que par des
allusions détournées et des symboles mystérieux
les sentiments vagues et profonds qui les agitent,
nous laissent à deviner le mot de leurs énigmes et
par leurs sous-entendus nous jettent dans une rè-
252
verie sans limites 6t sans fin. Ut la-dessus, C6S
habiles critiques , se partageant en deux classes
selon la pente naturelle de leur humeur, se sont
mis les uns à célébrer la profondeur du roman-
tisme, déclamant avec emphase sur la sentimenta-
lité, sur la rêverie, sur le mysticisme, sur la soif
de l’infini, — les autres à préconiser, au contraire,
le calme, le repos, la tranquillité que respirent les
œuvres des artistes grecs, — ignorant les premiers
qu’un artiste incapable de donner une forme com-
plète à son idée est un artiste manqué, un impuis-
sant, un misérable avorton, — et les autres qu’un
art tranquille est un art exécrable. . . Justice cé-
leste! Une architecture tranquille, une peinture
tranquille, une musique tranquille... Ah! si les
Grecs ont fait de l’art tranquille , réduisons en
poudre toutes leurs œuvres! car enfin s’il n’est
question que de me tranquilliser, les fumées d’un
bon souper ou une bonne pipe chargée d’opium fe-
ront bien mieux mon compte que les statues, les
poëmes et les sonates les plus calmes de l’uni-
vers !. . . Attribuer aux marbres de Phidias les ver-
tus des narcotiques! Ceux qui en jugent ainsi sont
ces mêmes gens qui ne s’aperçoivent pas que, dans
253
le moindre morceau de la plastique grecque, il y
a cent fois plus de mouvement que dans les sculp-
tures les plus tourmentées des modernes; ces mou-
vements leur échappent, parce que l’artiste les a
maintenus dans un parfait équilibre. Témoin ces
danseuses sculptées sur le fragment de vase ré-
cemment déterré à l’Acropole, et qui méritent cet
éloge décerné par Socrate à un jeune baladin :
« Remarquez cet enfant , il danse avec tout son
corps, nulle partie de sa personne ne demeure oi-
sive; sa tête, son cou, ses mains, tout en lui se
remue comme ses jambes. » Nos partisans de l’art,
tranquille soutiendront que ces danseuses sont
tranquilles, parce que tous leurs mouvements se
combinent dans une parfaite harmonie... La vérité
est qu’elles ne dansent pas, leurs pieds sont des
ailes, elles volent comme des oiseaux...
— Le mot de Socrate que vous avez cité, —
interrompit le docteur, — me fait penser à Garrick
reprochant à Préville, un jour que celui-ci, dans
une promenade à cheval , contrefaisait l’homme
aviné, que tout en lui était bien d’un ivrogne, à
la réserve de ses jambes, qui semblaient n’avoir
bu que de l’eau.
254
— Malheur, — continua l’abbé, — malheur à
celui que l’art grec laisse tranquille ! Il est né tran-
quille, le pauvre hère, et la mort ne lui fera pas
événement, car il s’est arrangé à mourir d’avance.
Et malheur aussi à celui qui demande aux Muses
de le plonger dans d’oisives et languissantes rêve-
ries ! Car les passions qu’inspire un art sain sont
des principes d’action, je veux dire qu’elles tien-
nent de la joie, laquelle n’est pas un repos, mais
la suprême activité de l’âme. Loin de respecter
notre repos, Sophocle et Phidias excitent en nous
des aspirations infinies comme le monde , mais ils
exaltent notre force en même temps que nos dé-
sirs, et transformées par leur génie, nos âmes de-
viennent semblables à des aigles à qui leur cachot,
venant à s’entr’ouvrir, laisse apercevoir le soleil ;
à cette vue, ivres de lumière, ils battent l’air de
leurs ailes immenses, et une force inconnue entrant
au cœur de ces rois captifs, ils brisent leurs chaî-
nes, s’élancent dans l’espace et montent en tour-
noyant vers l’astre adoré. Et voilà ce que c’est que
la joie, — une aspiration vers le ciel, qui nous
rend capables de le conquérir, un amour infini qui
embrasse dans une étreinte victorieuse l’objet de
255
ses convoitises, un désir sans limites qui ne renaît
sans cesse que pour renouveler les délices de la
possession !
— Lœtitiai — murmurai-je entre mes dents, —
est hominis transitio à minore ad majorem perfectio-
nem. Décidément il y a du Spinosa dans votre fait.
Monsieur l’abbé !
Mais la marquise m’imposa silence par un geste
impérieux, et l’abbé, qui ne ;n’avait pas entendu,
continua en ces termes :
— Une église gothique, disent ces habiles gens,
avec ses ogives élancées qui semblent monter à
l’escalade du ciel, emporte l’âme dans l’infini, —
un temple grec nous laisse sur 1a, terre, nous
calme, — image de paix et de repos. Or, mes
amis, vous savez ce qui en est. Dès la première
fois qu’on vous conduisit au Parthénon, ce n’est
pas le repos que vous y trouvâtes, mais je ne sais
quel élancement irrésistible qui vous entraînait au
séjour de la divinité. Et cette impression n’est pas
produite seulement par la légèreté des colonnes
progressivement décroissantes et rendues plus svel-
tes encore par ces cannelures qui, augmentant leur
surface, paraissent la diminuer; mais, vous le sa-
256
vez, toutes ces colonnades, comme les quatre murs
de la Cella, s’inclinent légèrement vers l’intérieur;
au lieu d’être parallèles , elles semblent partir
pour aller se rejoindre dans l’espace et graviter
vers un centre placé à une hauteur infinie, — et
votre regard, et vos pensées montent avec elles
et, continuant leur mouvement , s’élancent dans les
profondeurs du ciel à la poursuite de ce centre
imaginaire. Ainsi, par un artifice de son génie,
Ictinus, avec ses colonnes de trente-cinq pieds,
produit sur vous le même effet que nos gothiques
avec leurs piliers gigantesques et leurs triples éta-
ges de colonnettes juchées les unes par-dessus les
autres... Grand principe de l’art grec : — Dissi-
muler soigneusement ses intentions et produire les
plus grands effets par les moyens les moins appa-
rents... L’église gothique nous crie, à peine entrés
dans sa nef : Je me propose de t’emporter au ciel.
— Le temple grec affecte de vous dire : Je reste
ici-bas avec toi, — et, par une ruse divine, il vous
enlève à la terre, et il n’est pas de voûte de cathé-
drale qui fasse monter si haut vos pensées, puis-
que vous voyez où se termine l’effort de l’auda-
cieuse ogive, tandis que nos colonnes doriques
257
gravitent vers un point de l’espace qui échappe à
nos regards. Et quand je parle d’effort, c’est là
le point. Partout dans l’église gothique vous le
sentez , et un effort tourmenté comme une prière
qui désespère d’atteindre à Dieu, tant il est haut,
— et le grand travail de cette aspiration doulou-
reuse vous fait ressentir cette impression d’écrase-
ment dont vous n’avez pu vous défendre à Fri-
bourg, à Cologne ou à Strasbourg. Mais, au Par-
thénon, nul effort, nulle fatigue; vous montez,
montez avec ces aériennes colonnes... Qu’il est fa-
cile d’aller à Dieu ! vous dites-vous ; — votre cœur
se dilate et une joie céleste s’empare de tout votre
être... C’est ainsi que dans l’architecture de sa
maison se révélait l’âme de la déesse protec-
trice d’Athènes ; car cette divine Sagesse, dont
Phidias fixa dans l’ivoire les traits immortels, est
le principe et l’intarissable source de cette joie
de raison qui exalte toutes les puissances de l’âme.
Et, de même que cette auguste souveraine se ma-
nifestait dans la structure et l’ordonnance de son
temple, tout dans la décoration de ce magnifique
édifice annonçait son règne et proclamait son pou-
voir. Sur les frontons, Phidias avait fait sculpter
17
258
par ses élèves ( car il n’y a pas d’apparence que
son ciseau ait pu suffire à un ouvrage si gigantes-
que) la naissance de la déesse et le triomphe qu’elle
remporta sur le dieu de la mer. A leur tour, les
métopes de la frise extérieure racontaient à tous
les yeux les exploits des héros , ses nourrissons et
ses confidents, les monstres vaincus et détruits, le
courage discipliné faisant justice de la force bru-
tale, la civilisation naissante, les origines de l’agri-
culture et de tous les arts de la paix. Ainsi, repré-
sentée en personne dans les sculptures en ronde-
bosse des frontons, elle apparaissait encore, quoi-
que invisible, dans la frise en demi-relief, se ma-
nifestant, dans les prouesses de ses favoris et par
leurs mains ensemençant les guérets, étouffant la
barbarie frémissante , promulguant les lois et fai-
sant lever de terre à la fois les moissons et les ci-
tés. Mais la déesse, après avoir fondé son empire
dans le monde, ne s’est pas retirée de son peuple,
elle n’a pas rompu son pacte avec lui; elle conti-
nue de se révéler à ses enfants, de leur prodiguer
ses bienfaits et de les favoriser de ses inspirations ;
la sainte magie des prières et des sacrifices la fait
descendre de son ciel ; invisible, elle assiste aux
259
cérémonies de son culte, elle les anime et les con-
sacre par sa présence. Aussi la décoration de son
sanctuaire fût-elle demeurée incomplète si Phidias
n’eût représenté sa fête sur la frise de la cella. . .
Ici, il ne s'agissait plus de héros travaillant isolé-
ment à propager son règne, mais d'un peuple en-
tier qui, dans une religieuse communion d’actes et
de pensées, célèbre la gloire de sa divinité et lui
offre ses hommages ; aussi cette seconde frise, tra-
vaillée en bas-relief, au lieu d’être partagée en
métopes représentant des sujets détachés, se com-
posa de parties étroitement liées dont l’ensemble
forma pour ainsi dire un seul morceau de sculp-
ture ; — et, comme cette grande scène ne se pas-
sait plus dans le ciel, ni dans le monde prestigieux
des légendes héroïques , mais sur la terre , dans
les rues d’Athènes , à l’époque même où vivait le
grand sculpteur, il y multiplia les épisodes les plus
ordinaires et les plus familiers , marquant par là
que, si la déesse avait assisté Thésée immolant les
Centaures, volontiers aussi elle reposait ses re-
gards sur deux humbles enfants qui, parés d inno-
cence et de modestie, conduisent une victime à ses
autels. Mais notez ceci, tout chef-d’œuvre de l’art,
260
classique ou romantique, quoi qu’en disent les pé-
dants, est un monde qui a son horizon , ses loin-
tains. Seulement, dans l’art grec, comme dans les
paysages de la Grèce, les lointains ne se perdent
pas au sein d’une brume grisâtre qui en noie tes
contours, ils sont baignés d’une vapeur transpa-
rente qui tout ensemble les éloigne au regard et
dessine toutes leurs formes avec une céleste clar-
té... Et notre frise aussi a ses lointains lumineux
dont les merveilles se révèlent aux regards atten-
tifs ! Une fête religieuse, — prenez-y garde, Nanni,
— est plus qu’une réjouissance nationale en l’hon-
neur d’un dieu. Quand se célèbrent les cérémonies
de son culte , la divinité sort de son sanctuaire ,
pour se répandre sur son peuple ; elle lui commu-
nique son esprit, elle se donne à lui en pâture,
pour quelques heures du moins elle le fait vivre de
sa vie et le nourrit de son âme... L’un de vous, je
ne sais plus lequel, a remarqué avec quel bonheur
Phidias a su, par ses têtes de béliers et par les
bonds pesants de ses taureaux , faire ressortir la
merveilleuse légèreté de ses chevaux barbes. Mais
ces chevaux eux-mêmes servent de repoussoir à
leurs cavaliers. Moi aussi je crois retrouver entre
261
eux une certaine harmonie qui témoigne , comme
on nous l’a dit, qu’ils furent élevés à la même école.
Seulement , cette harmonie n’exclut pas le con-
traste. La force et la beauté qui jouissent d’elles-
mêmes, un cœur énergique, mais discipliné, qui se
complaît dans l’obéissance, une âme qui a appris
la musique, voilà ce qui, joint à une expression dé-
licieuse de douceur et de tendresse, paraît sur ces
nobles têtes de chevaux... Mais vraiment le front
de leurs cavaliers en dit bien plus encore; un
souffle mystérieux y a passé, et ce que signifie
l’empreinte glorieuse qu’il y laissa, c’est à la reli-
gion et à la divinité qu’il le faut demander. Il en
est même quelques-uns parmi les acteurs de cette
auguste scène en qui le saint mystère s’est entiè-
rement consommé, et la mort elle-même n’y pourra
rien ajouter. Rappelez - vous ce personnage au
buste nu qui marche à droite de l’un des taureaux.
Sa nudité est un symbole; il a dépouillé avec ses
vêtements la poussière et les ténèbres de la vie
terrestre, et bien que son corps demeure encore
parmi les hommes, son âme s’est déjà rejointe aux
chœurs des bienheureux. Mais, à des degrés di-
vers, tous ces théores ont senti la divinité des-
262
cendre dans leur cœur et dans leurs entrailles. Ah !
c’est ici quelque chose de plus grand que l’apaise-
ment et l’allégresse que donne un oubli passager
des peines de la vie ! quelque chose de plus grand
aussi que les transports tumultueux et désordonnés
des bacchanales et que les fureurs prophétiques
de l’orgiasme ! Ces bien-aimés de la Sagesse ne
lient pas, ils ne sourient pas même ; la félicité par-
faite est sérieuse ; rien en eux qui sente la fièvre
ou le délire ; ils sont graves, recueillis; la joie que
donne la Sagesse ravit l’âme sans la troubler. Pour
les peindre, j’emprunterai les paroles de Fénelon
décrivant les habitants des Champs-Elysées : « Une
lumière pure et douce se répand autour du corps
de ces hommes justes, et les environne de ses
rayons, comme d’un vêtement. C’est plutôt une
gloire céleste qu’une lumière ; elle pénètre plus
subtilement les corps que les rayons du soleil ne
pénètrent le plus pur cristal ; elle n’éblouit jamais,
au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le
fond de l’âme je ne sais quelle sérénité ; c’est d'elle
seule que ces hommes bienheureux sont nourris ;
elle sort d’eux et elle y rentre, elle les pénètre et
s’incorpore à eux comme les aliments s’incorpo-
263
lent à nous ; ils la voient, ils la sentent, ils la res-
pirent. . . Je ne sais quoi de divin coule sans cesse
au travers de leurs cœurs, comme un torrent de la
divinité même qui s’unit à eux ; ils chantent tous
ensemble les louanges des dieux et ils ne font tous
ensemble qu’une seule voix, une seule pensée, un
seul cœur ; une même félicité fait comme un flux
et reflux dans ces âmes unies... » Ah! croyez-moi,
mes amis, personne n’admire plus que moi FraAn-
gelico da Fiesole et tous les peintres mystiques de
la première Renaissance, et je suis souvent demeuré
en contemplation devant ces saints, couronnés d’un
nimbe d’or, qui, les mains jointes , l’âme enlevée
au troisième ciel, savourent les délices d’un ravis-
sement ineffable et sublime. Mais ces saints mys-
tiques sont en extase et la lumière qui baigne leur
front est une auréole. Ce sont des êtres privilégiés
que Dieu favorise d’une vision béatifique et dont
la félicité, qui surpasse mon entendement, me fait
sentir que je suis un homme grossier, charnel, in-
capable d’avoir part à des grâces si miraculeuses.
Au contraire, quand j’étudie quelque fragment de
la frise du Parthénon ou que, recueillant tous mes
souvenirs, je réussis, comme à cette heure, à évo-
264
quer en son entier devant moi cette œuvre im-
mense, quelle qu’en soit la sublimité, je n’en suis
point accablé ; trompé par une de ces ruses fami-
lières aux grands artistes grecs, je ne vois dans
ces magistrats, ces musiciens, ces vierges, ces ado-
lescents , rien qui me confonde ou m’humilie , ce
sont des êtres humains comme moi, comme moi ils
vivent sur la terre, tout en eux est naturel; aussi
n’hésité-je pas à me mêler parmi eux , je prends
place dans le cortège ; perdu dans cette foule, je
monte moi aussi à l’Acropole, — mais tout à coup
me surprenant à considérer plus attentivement les
piétons et les cavaliers qui m’entourent, j’aperçois
en eux quelque chose d’étrange, et je ne tarde pas
à reconnaître que ces personnages, tout occupés ,
semble-t-il, à conserver leur rang dans la proces-
sion, à tenir en respect les bœufs destinés aux sa-
crifices, à jouer de la lyre ou à faire caracoler leurs
coursiers , ont reçu en dépôt dans leur sein cette
félicité que Fénelon nous décrivait tout à l’heure :
— aussi différente de l’extase que du délire, cette
joie céleste ne fait point vaciller leurs regards et
leurs pensées , ni ne les plonge dans l’inaction
d’une indolente rêverie, mais exaltant leur âme
265
sans obscurcir ou troubler leur esprit, elle coule à
grands flots dans leurs veines mêlée à leur sang ,
dont elle précipite le cours et qu’elle réchauffe de
ses- ardeurs, elle rayonne sur leur front, elle se
révèle par leurs actions les plus insignifiantes,
elle se trahit dans leurs mouvements, dans leurs
attitudes, dans leurs gestes, dans le parler muet
de leur visage et, s’exhalant de tout leur corps en
subtils effluves qui s’insinuent et pénètrent par-
tout , elle répand pour ainsi dire dans tous les
cœurs la divinité dont elle émane... Alors surpris,
hors de moi, palpitant d’émotion, j’adore cet art
merveilleux de la Grèce qui me conduit à Dieu
sans égarer mes sens ni violenter ma raison, je le
bénis de savoir descendre jusqu’à moi et s’appro-
prier à ma faiblesse pour me transporter par ses
enchantements magiques au séjour des bienheu-
reux, et je m’incline avec une religieuse vénéra-
tion devant le grand sculpteur qui , représentant
sur la frise d’un temple la fête des Panathénées
telle qu’elle avait apparu à son regard inspiré, a
gravé dans le marbre l’éternel poème de la Vie di-
vine !
La nuit approchait. De la hauteur où nous
266
étions placés, nous apercevions à travers une
éclaircie de la forêt l’Hymette, revêtu d’un violet
éclatant , qui se détachait sur un fond presque
noir. Du côté du couchant , au-dessus des cimes
dorées des oliviers, le ciel était d’un beau vert
d’émeraude, où flottaient de petits nuages roses.
Une brise légère promenait autour de nous les
parfums des fleurs et des fruits, et nous respirions
a pleins poumons cet air si pur et si vivifiant de
l’Attique qui dilate la poitrine et fortifie le cœur.
— Air sacré! — s’écria l’abbé qui, la tête in-
clinée , semblait rêver, — air suave et léger que
les poètes comparaient aux souffles éthérés des
éternelles demeures, — toi qui te jouas autour du
front des Grâces dont ces lieux-ci furent le séjour
préféré, toi qui versas l’enthousiasme au cœur de
Socrate et de Phidias, — toi qu’à son tour vint
respirer la religion de la Croix et qui mêlas à sa
divine folie quelque chose des sagesses de Platon,
— purifie nos cœurs, ranime nos courages, ap-
prends-nous. . .
En ce moment, le chant chevrotant et nasillard
d’un passant fit tressaillir l’abbé, et nous jetant un
regard effaré, il s’interrompit brusquement au mi-
267
lieu de son apostrophe. Je m’approchai de lui, et
lui présentant son bréviaire :
— Cher abbé, — lui dis-je. — vous qui expli-
quez Phidias par Spinosa et qui confondez, je ne
sais comment, dans une même admiration les saints
mystiques, Thalie, la plus jeune des Grâces, et
YÂmorintellectualis, reprenez votre bréviaire qu’im-
prudemment vous avez laissé tomber !
Il me lança un regard féroce, car il n’aime pas
qu’on se permette de fouiller dans son âme, et,
après avoir fait disparaître dans une de ses poches
le livre malencontreux, il remit d’un air bourru son
chapeau sur sa tête et renfonça sur ses yeux.
Alors la marquise lui dit :
— Ah ! je vous en supplie , Monsieur l’abbé,
poursuivez votre discours! Vous ne sauriez croire à
quel point vous m’intéressiez , et je veux mal de
mort à la sotte chanson qui a mis en déroute vos
inspirations. Oui, béni soit l’air qu’on respire ici et
qui convient également aux artistes et aux abeilles
du mont Hymette, — et puisse-t-il ranimer le feu
sacré dans l’âme de la Grèce régénérée! Puissent
de nouveaux Phidias...
— Madame , — interrompis-je , — je ne suis
pas un orateur, et par conséquent je ne disserterai
ni sur les chevaux barbes, ni sur l’idéal, ni sur la
musique, ni sur la joie, mais payant, si vous le
voulez bien, mon écot par procuration, je char-
gerai quelqu’un d’autre de vous expliquer pour-
quoi le génie de Phidias et les pompes des Pana-
thénées ne reparaîtront pas de sitôt dans ce pays,
en dépit du roi Othon, du beau gazon de sa royale
épouse et de l’excellent air qu’on respire ici !
Là-dessus je lui offris mon bras, qu’elle accepta,
et je m’acheminai avec elle vers la petite église qui
était de l’autre côté du Céphise. Le reste de la
compagnie nous suivit, à l’exception de l’abbé qui,
devinant mon dessein, préféra demeurer seul avec
ses pensées. Nous entrâmes dans la chapelle; c’é-
tait la première église grecque que la marquise
consentait à visiter. Le jour tombait, mais il en
restait assez, joint à la lumière des cierges, pour
apercevoir assez distinctement un grand tableau
représentant la Crucifixion. Vous savez ce qu’est
le Christ byzantin. Depuis saint Basile, l’Orient a
décidé que le Sauveur du monde était laid, et tout
essai d’embellir son image serait condamné comme
un sacrilège par les moines du mont Athos. La lai-
269
deur est sacrée, la beauté est un piège et une in-
vention de Satan. Encore si le Christ de Byzance
n’était que laid et difforme! Mais, dans sa figure
émaciée, hâve, livide, aux lèvres pâles, aux yeux
éteints, au teint plombé, il y a je ne sais quoi qui
fait frissonner. Ce n’est pas là le Christ tragique
et sublime du catholicisme, l’Amour couronné d’é-
pines qui, dans les affres de la mort, ouvre ses
bras et son cœur au monde qui le maudit et le
crucifie ! C’est un Christ un peu gnostique, qui n’a
jamais complètement vécu et qui, partant, n’a pu
connaître complètement la mort. En lui la per-
sonne divine s’est toujours tenue à l’écart de la
personne humaine ; elle l’a regardée tristement
souffrir et dépérir. Il semble qu’une sorte de lu-
gubre fantaisie ait poussé ce maître du ciel à re-
vêtir un corps terrestre, caprice d’un Dieu blasé,
revenu de tout, et qui essaie d’une dernière aven-
ture pour conjurer son immense ennui et ranimer
en lui le sentiment de l’existence. Inutile et vaine
tentative! Après avoir rêvé quelque temps sous
les palmiers de la Judée, du haut de la croix dont
les clous, en s’enfonçant dans ses chairs, n’exci-
taient en son âme qu’une vague et confuse sensa-
270
tion, il a jeté sur le monde un dernier regard d'une
suprême mélancolie et, refermant les yeux, il est
rentré dans son indifférence et dans les langueurs
de son inguérissable sommeil !
La vue de ce tableau contrista la marquise; elle
en détourna aussitôt ses regards et s’apprêtait à
sortir de l’église. Mais je la retins.
— Ce morne fantôme, — lui dis-je, — n’est
pas le maître de la maison. Venez rendre vos de-
voirs à la reine de l’Orient !
Et la conduisant devant une image de la Vierge,
je lui montrai du doigt ce visage triste à la fois et
menaçant dont l’impératrice Hélène, assure-t-on,
eut l’honneur de fournir le modèle, — ces grands
yeux bridés, ce nez mince et effilé d’une longueur
démesurée, cette bouche pincée, ce menton pointu,
— figure morose qui respire le jeûne et la macé-
ration, — avec cela l’air impérieux, hautain, un
front sévère et inexorable , des lèvres serrées
prêtes à lancer l’anathème ou la parole superbe
du commandement.
La marquise considérait avec une sorte d’effroi
cette impératrice de la Byzance céleste, et moi,
me penchant à son oreille :
271
— 0 tribune du Pnyx ! Acclamations du peuple
au théâtre de Bacchus ! Longues causeries des phi-
losophes sous les ombrages du Lycée et de l’Aca-
démie ! Muse de Sophocle et ciseau de Phidias !
Culte de la beauté et des grâces! Sainte liberté du
génie ! Esprit attique ! Santé du corps et de l’âme !
O Panathénées ! Vierges vêtues de voiles blancs !
Vainqueurs couronnés d’oliviers ! Sagesse et joie !
Jeunesse divine du monde!... c’en est fait, on ne
vous reverra plus. Voilà ce qui vous a remplacés !
Voilà le terrible cauchemar qui pèse sur la Grèce
* et sur l’Orient ! — et bien habile qui chassera de
l’âme de ces peuples cette douloureuse et redou-
table souveraine !
En ce moment un pope, d’une propreté dou-
teuse et au poil hérissé, s’approcha de nous.
— Voilà Platon, — dis-je à la marquise.
— C’est bien mon nom, — me dit-il avec un
sourire niais. — Qu’y a-t-il pour votre service ?
— Vous n’aimez pas la Grèce, — me dit sè-
chement la marquise, quand nous fûmes sortis de
l’église. — Comment peut-on désespérer de l’ave-
nir d’un peuple qui , pour ne rien dire de plus, a
su, en vingt ans, se créer de toutes pièces la plus
admirable langue de l’Europe! Vous avez voulu
vous moquer de ce pauvre prêtre, et moi, pendant
qu’il vous répondait, j’étais tout occupée à com-
parer votre parole brève et dure aux grâces déli-
cieuses de son langage.
— Moi! n’aimer pas la Grèce! — m’écriai-je
avec indignation. — Ah! Madame, quel tort vous
274
me faites là! Sachez que j’ai toujours porté dans
mon cœur cet héroïque et infortuné pays, et que
je lui suis plus attaché encore depuis que je l’ai
vu de plus près. J’admire les vertus domestiques
du peuple grec, j’admire sa merveilleuse intelli-
gence aussi prompte que souple , j’admire son in-
fatigable activité , j’admire son patriotisme qui
pourrait être proposé en modèle à toutes les na-
tions, j’admire aussi sa foi en ses destinées, mais
j’estime que son avenir, Madame, est au prix de
l’une de ces grandes révolutions de la conscience
qui sont après tout les seuls véritables événements
de l’histoire; et cette révolution, j’en épie les moin-
dres indices, j’en cherche du regard à l’horizon les
premiers avant-coureurs, j’attends surtout que la
voix qui dit à Lazare : Lève-toi et marche. ..
Je ne pus achever ma pensée'; Nanni était venu
se placer à ma droite et aussitôt la marquise, quit-
tant mon bras, se mit à marcher devant nous d’un
pas précipité. Arrivée à la porte du jardin, elle se
retourna et cria au docteur :
— Nous souperons ici, Monsieur. Veuillez faire
mettre le couvert sous la tonnelle.
— Souper dans cette gargote grecque ! — s’é-
275
cria milord épouvanté. — Y songez- vous, Madame?
Pour le coup, c’est pousser trop loin l’amour de
la vérité locale, et à vous parler franc, du poisson
salé, une poignée d’olives et une tranche de khalva
ne sont pas du tout mon affaire.
— Vous vous préoccupez toujours de détails.
Milord, — répliqua-t-elle avec un peu d’humeur.
— De détails, Madame ! — dit milord. — Vous
en parlez à votre aise. J’ai découvert, moi, depuis
longtemps, que la vie ne se compose que de cela !
Mais la marquise ne prit pas la peine de lui ré-
pondre et s’élança dans le jardin, pour aller, pen-
sâmes-nous, rejoindre monsieur l’abbé ; aussi au-
cun de nous ne la suivit, car il lui prenait quelque-
fois fantaisie d’avoir des tête-à-tête spéculatifs
avec le grand homme.
Milord était consterné; il ne pouvait songer
sans frémir au maigre souper qu’il allait faire ;
mais il eut bientôt de quoi se rassurer, car, au
bout de quelques instants, on vit paraître un des
domestiques de la marquise accompagné de deux
Albanais qui portaient une grande corbeille d’où
ils tirèrent des poulets froids, un pâté de venai-
son, du jambon et un panier de vins bouchés.
276
Le docteur, sans plus tarder, fit servir la table.
C’était un soin dont il se chargeait volontiers.
Pendant ce temps , je pris milord par le bras et
nous nous promenâmes en long et en large sur le
terre-plein qui s’étendait entre le café et le Cé~
phise. Je lui communiquai mon projet de plaider
ce soir même pendant le souper la cause du comte
de B..., et je lui garantis le succès. Il secoua la
tête d’un air d’incrédulité et me répondit que je ne
connaissais pas sa nièce, qu’on n’avait pas si aisé-
ment raison de ses caprices, qu’elle lui semblait
plus entêtée de Phidias que jamais, qu’il y avait
assez paru dans l’expression de bonheur qui avait
régné sur son visage pendant sa conversation avec
Nanni. Je lui repartis qu’il n’entendait rien aux
femmes, et pour augmenter sa confiance en mes
talents, je lui contai la guérison miraculeuse de la
douairière et de son canari. Puis nous retournâ-
mes vers la tonnelle, où le chevalier s’escarmou-
chait contre Nanni et ses lyres d’or; il avait été
visiblement contrarié du succès que les théories du
jeune artiste avaient obtenu auprès de la marquise,
et il s’en vengeait à son ordinaire par des raille-
ries ; mais Nanni ne semblait pas y faire atten-
277
tion ; sa pensée et son âme étaient ailleurs, et il
portait sur son visage un air d’exaltation assez
étrange. Évidemment son cœur avait été comme
grisé par le regard de la marquise. — Terrible sera
le réveil! — me disais-je en le regardant, et je le
plaignais du fond de l’âme, mais je pouvais me
rendre la justice d’avoir tout fait pour le désabu-
ser. Pourquoi avait-il rebuté mes avis avec tant
de hauteur?
Les apprêts du souper étaient terminés. Le ca -
fedji qui, outre l’éclairage, la nappe et les assiet-
tes, fournissait le pain, les olives, les anchois à
l’huile , les citrons et les fruits du dessert, venait
d’apporter un grand bouquet de fleurs qu’il plaça
au centre de la table, et ôtant son fez rouge, dont
le mouchet bleu lui tombait au milieu du dos , il
nous dit en s’inclinant : Ta panta inai epi tîs tra-
pezîs , — ce qui signifie à peu près : « Ces Mes-
sieurs sont servis. » Mais la marquise et l’abbé
n’étaient point revenus; le docteur et milord, per-
dant patience, allèrent les chercher au jardin,
dont ils battirent inutilement tous les buissons. Le
jardin était vide. Où donc pouvait être allée la
marquise? Une heure entière s’écoula; la nuit
278
s’épaississait rapidement. Milord s’épuisait en con-
jectures, et après avoir couru tous les environs
du café, il revint s’asseoir auprès de moi, et atta-
chant tristement ses yeux sur les lanternes sus-
pendues des deux côtés de la tonnelle, il se mit à
maugréer contre l’abbé. — Ce diable d’homme, —
disait-il, — est capable d’avoir emmené ma nièce
à Éleusis. Ils avaient formé le projet d’y passer
quelques jours, et vous verrez qu’ils n’auront pu
attendre jusqu’à demain pour aller se faire initier
aux mystères. Quoi qu’il en faille penser, peste
soit des abbés pour qui un souper n’est pas une
affaire et qui courent les champs pendant que leur
assiette s’ennuie ! — Nanni aussi était inquiet, et
se tenant debout à l’entrée de la tonnelle, il pro-
menait autour de lui des regards anxieux et tres-
saillait au moindre bruit.
Enfin la marquise parut ; elle avait un air sin-
gulier, et je crus démêler sur1 son visage l’expres-
sion de calme d’une âme forte qui vient de pren-
dre quelque grande résolution.
— Eh ! grand Dieu ! Madame , — s’écria mi-
lord, — nous ferez- vous la grâce de nous dire d’où
279
vous venez? Je pensais que vous fussiez partie
pour Éleusis.
— En vérité, Milord, — répondit-elle, — il n'est
pas besoin d’aller si loin pour trouver des mystè-
res. Tout est mystère en ce monde, même l’âme
d’une marquise.
— Et l’abbé?
— Je ne l’ai point vu, — dit-elle. — Apparem-
ment il poursuit sur les bords du Céphise la solu-
tion de quelque problème de métaphysique. Met-
tons-nous seulement à table ; vous savez qu’il ne
mange que par complaisance, et il nous saura gré
de ne pas l’avoir attendu.
Nous venions d’expédier le premier service,
quand l’abbé parut à son tour.
— Béni soyez- vous, Monsieur l’abbé ! — s’écria
la marquise en le faisant asseoir auprès d’elle. —
Je vous attendais impatiemment pour m’exorciser ;
car un mauvais esprit est entré en moi, et me voilà
abandonnée non-seulement de la joie divine, mais
des grâces les plus élémentaires en matière de
gaîté !
— Je ne suis pas votre médecin, Madame, —
répondit l’abbé avec un sourire ironique. — Adres-
280
sez-vous à celui d;entre nous qui répond de votre
santé devant Dieu et devant les hommes !
— Le docteur ! — lit-elle d’un ton de pitié. —
En ce moment le pauvre homme ne pense qu’à
souper. Et qu’y a-t-il entre lui et moi? C’est
un de ces cœurs tranquilles contre lesquels vous
vous indigniez tout à l’heure. Il est né tranquille,
l’art grec le laisse tranquille, et s’il consent à né-
gliger un instant son assiette, ce sera pour m’en-
tretenir de son insupportable Bochart, de sa voca-
tion manquée de chevalier errant, de ses Numides
et de son grand Caramoussal.
— Le Caramoussal serait d’autant moins déplacé
ici, — répondit le docteur en différant l’attaque
qu’il méditait contre une tranche de pâté au lièvre,
— que vous me paraissez , Madame , tout à fait
semblable à cette infortunée Mousseline -la -Sé-
rieuse, qui avait perdu la faculté de rire et qui,
voyageant dans son palanquin doré...
— Ce palanquin, — r interrompit-elle, — fût-il
relevé d’or en bosse sur tous ses panneaux, que je
m’en soucierais comme d’un fétu! Je suis malade,
sérieusement malade, et je serai fort obligée au
médecin qui me guérira.
281
— Vous m’étonnez, Madame, — lui dis-je. —
Tout à l’heure vous respiriez la joie et le bon-
heur. Serait-ce donc pour avoir contemplé deux
minutes cette Vierge byzantine?...
— Je vous prie de croire, — me dit-elle, —
que ce n’est pas la première fois que je la voyais.
Bien souvent elle m’est apparue en rêve, et tout à
l’heure je n’ai pas eu de peine à la reconnaître, de
même que l’air de pipeau de milord m’avait incon-
tinent rappelé cette odieuse et lamentable mélodie
qui vient chaque jour déchirer mes oreilles occu-
pées à écouter les concerts célestes !
— Voilà qui est bien grave, Madame, — s’écria
le docteur en se versant un verre de vin de San-
torin, — décrivez-nous les symptômes de votre
mal, et nous consulterons.
— Les symptômes de son mal ! Les décrive qui
voudra! — s’écria milord qui avait apaisé son
premier appétit. — Mais la cause, le principe de
ce mal, je me charge de vous en instruire. Aussi
bien aujourd’hui les grands discours sont à la
mode; il n’y a personne ici qui n’ait fait le sien,
il est juste que je n’en quitte pas ma part. La ma-
ladie de ma belle nièce!... elle consiste à être ve-
282
nue dans ce sot pays, dont l’air, si pur et si léger,
au dire des poètes et des abbés, porte à la tête et
trouble les esprits les plus solides ! Ah ! ce n’est
pas elle seulement dont la santé se dérange dans
cette vilaine plaine poudreuse. . . Vous en avez tous
dans l’aile, mes chers amis ; tous vous avez un petit
coup de marteau , et si vous voulez préserver de
la contagion le grain de raison qui vous reste,
partez dès demain et gardez-vous de retourner la
tête. Mais voyez un peu les insignes folies où peu-
vent tomber des gens d’esprit comme vous l’êtes !
Voici Monsieur le chevalier, que ses talents ap-
pelaient à fournir une brillante carrière dans la
diplomatie et qui, refusant tout avancement, s’ob-
stine à tenir pied à boule dans une méchante bi-
coque et consacre tout son génie à enseigner la
musique grecque à son cheval! Voici un jeune
homme (montrant Nanni) qui de sa nature est un
brave enfant très-raisonnable, — la preuve en est
ce qu’il nous a dit de l’idéal, — et cependant on
le voit mettre toute son ambition à devenir une
lyre d’or pour avoir le bonheur de répéter les har-
monies de l’univers, et le pauvre garçon est seule-
ment en peine s’il les répétera en sol majeur- ou en
283
si mineur. Voilà Monsieur l’abbé, que sa soutane
et la gravité naturelle de son humeur semblaient
devoir mettre à l’abri de toute espèce d’extrava-
gances ; eh bien ! ce grave personnage en est venu
à retrouver tout le catéchisme dans un morceau
de marbre, et il invoque l’éther comme il eût fait
autrefois le Père éternel! Bref, il n’est pas jus-
qu’à Monsieur le docteur, homme de bon sens s’il
en fut, qui commence aussi à s’échauffer l’imagi-
nation, à déclamer, à faire des phrases et à se li-
vrer à des simagrées d’enthousiasme qui font pitié !
Enfin voilà réunis ici quatre hommes estimables,
tous gens de bien et d’honneur, qui, en mie seule
journée, se sont mis en tête de faire quatre dis-
cours au sujet d’un malheureux cheval à qui, je le
répète, il manque les deux jambes de derrière, ce
qui , à mon sens , est un défaut capital dans un
cheval... Et, mes amis, ne croyez pas, de grâce,
que je sois un Vandale, un ennemi des arts et de
la beauté. — Ce cheval, que vous prônez tant,
moi-même je l’ai loué dans l’occasion, j’ai remar-
qué que c’était un cheval de pierre qui vraiment
ressemblait beaucoup à un cheval vivant, — et je
suis encore le premier à déclarer, — bien que je
284
lui en veuille des bavardages que j’ai dû essuyer
aujourd’hui, — que ce Phidias était un homme de
talent et qu’il y paraît dans cette petite décora-
tion qu’il fit pour amuser les Athéniens... Eh oui!
sur mon honneur, j’apprécie les arts comme un
autre. Il est telle Vierge de Raphaël qui me semble
tout à fait gentille , et un bon paysage, ou mieux
encore un bon portrait bien ressemblant d’une
personne que j’aime, me fait plaisir à regarder.
Le soir, une jolie sonate, pas trop longue, ou
mieux encore une petite polka bien dansante me
paraît tout à fait propre à charmer les ennuis de
la digestion. Un drame de Shakespeare bien joué,
ou mieux encore un joli vaudeville avec des cou-
plets bien chantés me semble une récréation qui
en vaut une autre, et je sais, moi, de petites chan-
sons que je fredonne quand je suis content. Mais
j’estime encore plus le bon sens que toutes les so-
nates et les vaudevilles du monde et je hais les
exagérations de toute espèce , je déteste les pro-
sopopées, les pâmoisons, les roulements d’yeux et
les grimaces des dilettanti forcenés, j’ai en horreur
l’exaltation, les chimères et le phébus ; l’art étant
un amusement, je m’indigne contre ceux qui en
285
font une affaire , je maudis les Ictinus et les Phi-
dias qui vous ont brouillé la cervelle et à qui je
dois d’a voir déjà passé plus de neuf mois dans une
petite ville très-ennuyeuse, où l’on avale du soleil
et de la poussière à mourir, je maudis cet air sa-
cré, léger comme l’éther, si c’est à lui que vous
devez d’avoir l’esprit à l’envers, et j’envoie à tous
les diables les chevaux qui savent la musique, les
danseuses qui dansent avec la tête, les lyres d’or,
les guitares ailées , les colonnes de trente-cinq
pieds qui montent au ciel, les désirs infinis, le
poëme de la joie divine, la lumière qui s’incorpore
aux bienheureux et tous ces galimatias et ces am-
phigouris qui ont chassé de la tête de ma belle
nièce le peu de bon sens que la nature lui avait
donné, et qui finiraient, Dieu me pardonne ! par
m’ensorceler moi - même si je n’y mettais bon
ordre !
A ces mots, milord prit en main son pipeau et,
l’approchant de ses lèvres, il se mettait en devoir
d’en jouer, mais la marquise implora sa merci par
un geste et un regard si pathétiques, qu’il lui fit
grâce de son concert.
— Madame, — lui dit-il, — cette petite musi-
286
que-là serait bonne pour vous exorciser, vous et.
vos amis ; mais puisqu’elle vous agace les nerfs,
je consens à vous épargner. Seulement, je vous en
préviens, la première fois qu’on se permettra de
m’infliger d’interminables dissertations sur l’idéal
et sur les beaux-arts, je me servirai sans scrupule
de ce joli petit instrument pour nous mettre hors
d’insulte, mes oreilles et moi!
— Ah ! Milord, — s’écria le docteur, — vous
êtes un médecin trop brutal et vos médicaments
pourraient bien ne servir qu’à rengréger le mal de
notre chère Mousseline-la-Sérieuse, dont la gué-
rison me paraît douteuse, puisque votre bel accès
de colère n’a pas réussi à la dérider.
— Plût à Dieu ! — dit alors la marquise d’un
ton mélancolique , — plût à Dieu que milord eût
raison et que je fusse folle comme il le croit! Mais
savez-vous ce qui m’arrive? Je me croyais douée
d’une faculté d’exaltation qui malheureusement
m’a été refusée. Je ne suis pas venue au monde,
comme certaine héroïne de Shakespeare, au mo-
ment qu’une étoile dansait au ciel. La conjonction
qui présida à ma naissance me condamnait à être
une bonne petite femme très-ordinaire et me vouait
287
par arrêt divin aux cailletages, aux futilités, aux
chiffonneries, à toutes les banalités du sentiment
et à ces ennuis de convention qu’on appelle les
plaisirs du grand monde. Par malheur, j’en ai ap-
pelé ; je me suis crue très-supérieure à ma desti-
née , j’ai résolu de devenir coûte que coûte une
belle âme, et j’y ai pris tant de peine que j’ai
réussi à me faire illusion. On peut, à la rigueur,
tout ce qu’on veut. D’une grenouillère, Louis XI Y
a fait Marly. Par intervalles j’enflais si fort ma pe-
tite âme, qu’elle me semblait la plus grande âme
de l’univers, et, comme je m’entends au jardinage,
à force de soins, j’y faisais pousser en serre chaude
des plantes exotiques dont les parfums me met-
taient en joie. La reine de Grèce n’est-elle pas
parvenue à se procurer une pelouse ? Seulement il
lui en a coûté gros, et je vous assure que mes pe-
tits travaux d’horticulture m’ont aussi jetée dans
des frais considérables d’établissement et d’entre-
tien. Le bonheur que je rêvais, c’était un enthou-
siasme sans intermittence , une belle fièvre conti-
nue, une vie consacrée au culte des grandes choses
et où les nobles sentiments qu’elles inspirent se
seraient succédé dans mon âme sans interruption.
288
Hélas! c’est là que mon étoile m’attendait. Je n’ai
point goûté de joies, depuis que je me connais,
dont je n’aie payé la rançon, et toutes les fois que
j’ai savouré les plaisirs délicieux de l’admiration,
mon mauvais génie, pour me punir, a condamné
ma pauvre belle âme à de longues heures de sé-
cheresse et de mortel ennui. Quand j’étais petite,
je ne pouvais aller au bal sans en rapporter la
migraine ; je ne laissais pas pour cela d’aller au
bal, mais je ne laissais pas non plus de m’en re-
pentir le lendemain. Eh bien ! mes chers amis, je
n’ai jamais fait de parties de plaisir dans le monde
de l’idéal sans expier ces jouissances passagères
par une sorte de migraine du cœur dont je vous
souhaite de ne jamais connaître les cruelles sensa-
tions. Toutefois j’ai du caractère, je me suis en-
têtée, et vraiment, après être arrivée dans ce pays,
j’ai pu croire un moment que j’avais conjuré les
influences de mon mauvais astre, tant les mer-
veilles de l’art antique avaient jeté mon âme dans
un état extraordinaire. Hélas ! mes souffrances
s’accrurent aussi en proportion de mes plaisirs.
Vous n’en avez rien su, je vous ai soigneusement
dissimulé ce qui se passait en moi C’était une ga-
289
geure que ma vanité était intéressée à soutenir.
Mais aujourd’hui vous m’avez fait faire une telle
débauche d’enthousiasme, et je l’expie si cruelle-
ment, que le cœur me vient sur les lèvres , et je
ne puis vous céler plus longtemps mon secret Sa-
chez donc, mes chers amis, que, de l’humeur dont
le bon Dieu m’a faite, après avoir été ravie en ex-
tase par une statue de Phidias, je me sens prise
subitement d’une fatigue douloureuse et d’un dé-
goût amer de toutes choses ; dans cet état, quand
j’essaie d’évoquer devant moi le souvenir du chef-
d’œuvre qui m’avait charmée, je n’en puis aperce-
voir qu’une triste et ridicule caricature ; la vie
elle-même m’apparaît sous les traits durs et gri-
maçants d’une mégère qui me menace de ses ven-
geances, et, l’autre jour, je conçus un tel dépit
des chagrins que me causait l’art, que je pris plai-
sir à voir Ugly déchirer à belles dents la superbe
copie qu’avait faite notre ami Nanni de ce bien-
heureux dont l’abbé nous décrivait tantôt la mer-
veilleuse beauté. Ne croyez pas non plus, mes
amis, que le soir, après avoir joué une symphonie
de Mozart ou de Haydn, je sente toujours des ailes
me pousser; le plus souvent, à peine le piano est-
19
290
il fermé, que j’entends résonner à mes oreilles les
premières notes d’un méchant petit air parfaite-
ment semblable à cet air de pipeau dont nous a
régalés milord. Enfin, s’il faut tout dire, j’ai éprouvé
aujourd’hui un plaisir infini à vous entendre dis-
courir sur notre cheval; mais au moment que je m’y
attendais le moins, une mélancolie profonde s’est
emparée de moi, et tout à l’heure, dans un petit
coin du jardin où vous n’avez pas su me dénicher,
rentrant en moi-même, je trouvais à mon âme cet
aspect de désordre et d’abandon qu’offre une salle
de bal au lendemain d’une fête, avec ses décora-
tions fanées et ses guirlandes flétries, et je compa-
rais tristement mes pensées à des Pierrots et à des
Colombines qui, sortant le matin du bal de l’Opéra,
le teint débiffé, les paupières alourdies, épuisés de
fatigue, enroués de poussière, contemplent d’un air
stupide les premiers rayons du soleil qui se raille
de leur sotte tournure et de leur grotesque accou-
trement !
Pendant que la marquise parlait, j’avais lancé
plus d’une fois à milord des regards triomphants
qui signifiaient : Que pensez- vous à cette heure de
ma perspicacité ? Je ne sais s’il y fit grande atten-
291
tion, car il était tout occupé à se demander où la
marquise en voulait venir et il allait s’en informer ;
mais craignant qu’il ne gâtât tout par quelque ma-
ladresse, je me hâtai de prendre la parole et j’a-
dressai à la marquise une harangue admirablement
habile et merveilleusement éloquente, qui ne pou-
vait manquer de produire le plus grand effet. Je
parlai, en homme d’expérience, de la vie, du bon-
heur, des illusions, des déceptions, de l’art de se
consoler, et je terminai mon discours en disant :
— Vos souffrances, Madame, vous font hon-
neur. Vous êtes une de ces âmes complètes qui
ont besoin de contrastes dans la vie et qui, comme
les aimants , possèdent deux pôles opposés. Vous
aimez passionnément l’art et vous avez raison,
mais il n’a pas le droit d’absorber toutes vos pen-
sées et toute votre existence ; vous êtes plus que
personne susceptible d’enthousiasme , mais ne sa-
vez-vous pas que F enthousiasme, comme tous les
sentiments excessifs, est de peu de durée, et qu’a-
près avoir éprouvé de fortes émotions, le cœur de
l’homme ressent un besoin impérieux de repos?
Votre tort n’est donc pas de ne pouvoir demeurer
dans un état extraordinaire qui, de nécessité, est
292
passager et fugitif, mais bien de vouloir forcer
votre nature pour vous y maintenir et de ne pas
savoir faire à chaque chose sa part dans votre vie.
Madame, j’aime autant les contes de fée que notre
ami le docteur, et si vous me permettez de vous
en citer un où il n’est question ni de Caramoussal,
ni des Facardins, rappelez-vous la surprenante
histoire du Dormeur éveillé, que je me permets
d’admirer presque autant que l’Iliade ou qu’un
bas-relief de Phidias. Vous savez quelles impres-
sions ressentit Abou-Hassan quand il eut été trans-
porté tout endormi au palais de Haroun-Alra-
schid, et que, s’étant éveillé à la pointe du jour
dans son grand lit de brocart rouge constellé de
perles et de diamants, il aperçut sur son chevet
un bonnet de calife et qu’il vit les émirs , les offi-
ciers de la cour et le grand vizir lui-même, vêtus
d’habits de cérémonie, le genou en terre, le front
contre le tapis de pied, lui rendre leurs respects
comme au commandeur des croyants et au vicaire
du maître des deux mondes, tandis que les jeunes
dames du palais lui donnaient le bonjour par un
concert de flûtes douces, de hautbois et de théor-
bes. Abou-Hassan, Madame, fit bien d’abord quel-
293
que difficulté d’agréer tous ces hommages ; mais
enfin, vaincu par les déclarations expresses des
ministres et des courtisans qui l’entouraient et qui
tous lui décernaient le titre auguste de calife, il se
décida à accepter son nouveau rôle de comman-
deur des croyants et, suivi de toute sa cour, il
passa d’un air majestueux dans un salon magni-
fique éclairé de sept lustres d’or à sept branches,
où se pressaient , alentour d’une table couverte
de sept plats d’or, sept troupes de musiciennes
toutes plus belles les unes que les autres. Là, s’é-
tant assis sur un trône, il fit un repas exquis que
lui servirent de leurs blanches mains Cou d’albâ-
tre, Bouche de corail, Face de lune, Éclat du so-
leil, Plaisir des yeux, Délices du cœur et Canne à
sucre. Puis, quand il eut satisfait son appétit, il
s’achemina vers un autre salon plus magnifique en-
core, où il s’entretint agréablement avec Chaîne
des cœurs et Tourment de l’âme, jusqu’à ce qu’é-
tant entré dans une pièce dont la splendeur effa-
çait tout et dans laquelle toutes les richesses de la
terre avaient été étalées pour le plaisir des yeux,
enivré des vapeurs d’encens qui parfumaient l’air
autour de lui , buvant un vin délicieux dans une
294
coupe d’or que lui remplissait en souriant Étoile du
matin , il fut véritablement enlevé en extase par la
chanson que lui chanta en s’accompagnant du luth
l’adorable Bouquet de perles. Mais en ce moment,
où il était comme rassasié de délices, une petite
poudre narcotique que le véritable Haroun-Alra-
schid fit jeter dans son verre, l’endormit subitement,
et aussitôt, dépouillé de ses vêtements royaux, ce
calife d’un jour, redevenu Abou-Hassan, fut trans-
porté dans son humble logis, qu’il eût mieux fait,
pour son bonheur, de ne jamais quitter. Vous sa-
vez ce qui se passa à son réveil et le transport de
fureur où il entra lorsque, s’étant écrié : Bouquet
de perles, Étoile du matin, Bouche de corail, ve-
nez à moi ! — personne ne répondit à son appel,
hormis sa pauvre vieille mère , qui n’en pouvait
mais de son aventure. Eh bien! Madame, si, en
quittant le palais du calife et son rôle emprunté de
commandeur des croyants, le pauvre Abou-Hassan
se fût réveillé dans une jolie maison chère à son
cœur, ornée par les mains de l’Amour, où, à dé-
faut de tentures de brocart et de lustres d’or, il
eût retrouvé tous ces colifichets, toutes ces ba-
bioles à chacune desquelles se rattachent de douces
295
pensées et de tendres souvenirs, — si, à défaut du
grand vizir Giafar s’inclinant le front contre terre
et lui présentant ses salamalecs, il eût entendu
une voix caressante lui crier : Abou-Hassan, vous
avez été longtemps absent ; ma chère âme , je
vous attendais, béni soit Dieu qui vous rend à
ma tendresse ! — si enfin , pour lui tenir lieu
de Tourment de l’âme et de Bouquet de perles ,
un visage moins beau peut-être, mais plus aimé,
eût salué son réveil par un de ces sourires que
l’amour seul sait former sur les lèvres, — ah !
croyez-moi, Madame, Abou-Hassan eût pris faci-
lement son parti de s’éveiller de son rêve, facile-
ment Abou-Hassan eût consenti à n’avoir été ca-
life que l’espace d’un jour, volontiers Abou-Has-
san fût redevenu Abou-Hassan, — et partant, il
n’eût pas battu sa mère qui lui protestait qu’il
n’était ni le commandeur des croyants ni le vicaire
en terre du maître des deux mondes, il n’eût point
tenté de souffleter ses voisins accourus pour proté-
ger la pauvre femme contre ses emportements, il
n’eût point été chargé par eux de chaînes et de
menottes, il n’eût point été conduit à l’hôpital des
fous et n’eût point reçu chaque jour, durant trois
296
semaines, cinquante coups de nerf de bœuf sur les
épaules et sur le dos. Cette histoire, Madame,
comme toutes celles des conteurs arabes, renferme
un sens profond qu’il n’est pas besoin de vous in-
terpréter. Aussi je me contenterai de vous dire :
Si j’avais F honneur d’être une marquise douée
d’une très-riche fantaisie et passionnée pour les
plaisirs de l’esprit et pour les jouissances de l’art,
je voudrais m’assurer qu’au retour de mes excur-
sions dans le monde de l’idéal et en m’éveillant
des rêves divins de la poésie, je me retrouverai
dans un logis agréable où mon imagination, ren-
due plus délicate et plus douillette par son sé-
jour dans l’Empyrée, ne trouvera rien qui la
chagrine ou l’offusque. — A cette fin, je vou-
drais avoir un ami qui ne me ressemblât pas trop,
mais qui, sans avoir mes goûts ni la portée su-
blime de mon intelligence, fût un homme de sens
et d’esprit , connaissant à fond , non la musique ,
mais l’art de vivre, aussi précieux que tous les au-
tres arts, et possédant cette poésie du cœur dont
le charme , se répandant partout , embellit tous
les petits détails de l’existence. — Je voudrais
que cet ami ne m’empêchât pas de prendre au
297
gré de mes caprices mon essor vers le ciel, et de
me jouer parmi les nuages , mais qu’il m'attendît
patiemment pour m’offrir au retour un bras ferme
et dévoué et préserver mes petits pieds ailés ,
faits pour voler plus que pour marcher, de buter
contre les cailloux des chemins de la terre. —
Je voudrais encore qu’aux heures où la vie ne
s’offrirait plus à mes regards fatigués comme une
vierge parée de l’éclatante beauté d’une statue
de Phidias , cet ami l’évoquât devant moi sous
les traits d’une bonne personne médiocre, mais
bienveillante et agréable à regarder, — et que,
dans les moments où je n’entendrais plus résonner
les harmonies des lyres d’or, il me jouât un petit
air de flageolet pour couvrir les bruits discordants
de ce bas monde; c’est une jolie chose qu’un petit
air de flageolet quand l’instrument est touché par
des doigts habiles et par des lèvres que l’amour in-
spire. — Et ainsi, sans renoncer aux fêtes de la
poésie et de l’art, je me laisserais réconcilier avec
la vie, et je deviendrais tolérante pour elle, — car,
sachez-le, Madame, la joie divine n’est que la moitié
du bonheur possible ici-bas, et c’est la tolérance
qui fait le reste. Voilà, Madame, ce que j’imagi-
298
lierais si j’étais la marquise que je dis, et j’ajoute
que si le sort m’avait servie à souhait, si j’avais
eu le bonheur de rencontrer un tel ami, si j’avais
le bonheur plus grand encore d’en être aimée éper-
dument...
— Oh! pour le coup, — me dit la marquise
d’un ton superbe, — vous prenez là des libertés
de directeur qui m’étonnent un peu.
— Ne grondez pas ce cher et digne homme, qui
a mille fois raison ! — s’écria milord. — Oui, Mar-
quise, il existe, cet excellent ami...
— Ne me parlez pas de lui, — interrompit-elle
d’une voix brève, — un excellent ami ne prend pas
la mouche pour des vétilles comme il l’a fait et
surtout n’a pas la constance de bouder si long-
temps. Cet excellent ami est aujourd’hui à Paris,
où il a entièrement oublié l’existence de son excel-
lente amie...
— Eh! ne savez- vous pas aussi bien que moi,
Madame, que l’infortuné n’a pas eu le courage
d’aller plus loin que Venise, qu’il y attend son
sort, qu’il vous aime plus que jamais... Ah! tenez,
je vais vous lire la touchante lettre que j’ai reçue
de lui aujourd’hui même...
299
— Doucement, — répondit-elle en s’emparant
de la lettre que milord se disposait à lire à haute
voix, — si ce poulet est aussi touchant que vous
le dites, ce n’est pas une matière à approfondir
aussi publiquement. J’espère seulement que le style
en est humble et soumis et qu’on y tient le lan-
gage de la contrition et du repentir, car, en vé-
rité, on a beaucoup à se faire pardonner...
— On ne peut pousser plus loin la soumission, —
repartit milord ; — j’imagine que ce pauvre comte
en passera par où vous voudrez; je le crois capa-
ble de se résigner à étudier Mousa et Didomi, et
pour peu que vous l’en priiez, il se mettra lui
aussi à vous faire des discours et, au lieu de con-
verser comme les honnêtes gens, il n’ouvrira la
bouche que pour s’écrier : Madame , au moment
de prendre la parole pour célébrer... ou bien :
C’est, Madame, une tâche bien lourde que vous
imposez à ma faiblesse...
En disant ces mots, milord se leva de sa chaise
et , s’approchant de la marquise , qui était assise
au haut de la table, il plia à moitié le genou de-
vant elle :
— Vous savez, Madame, lui dit-il d’un ton pathé-
300
tique, les soins que je pris toujours de votre bon-
heur, l’empressement avec lequel je me conformai
toute ma vie à vos moindres désirs, la fidèle com-
pagnie que je vous ai tenue dans la bonne et dans
la mauvaise fortune... En retour de ce dévouement
et de cette affection dont vous ne pouvez mettre en
doute la sincérité, accordez-moi une grâce, la pre-
mière peut-être que je vous aie jamais demandée...
— Si votre prière est raisonnable... — dit-elle.
— Jugez-en vous-même, Madame. Je suis au
comble de la joie de vous voir revenue à de meil-
leurs sentiments pour notre pauvre ami, mais je
connais les inconstances de votre humeur et je
vous supplie , avant que le vent ait sauté , de me
dicter ou d’écrire vous-même quelques lignes des-
tinées à calmer les cuisants chagrins du pauvre
exilé et à lui rendre l’espoir d’être un jour rappelé
auprès de vous...
La marquise se fit beaucoup prier, mais milord
la sollicita avec tant d’instances qu’elle finit par
se rendre, et ayant fait apporter par le cafedji du
papier, de l’encre et une plume, elle dicta tout
haut à milord le billet suivant :
« Mon cher comte, mes amis, pour me corn-
301
plaire, m’ont fait aujourd’hui de grands discours
sur un groupe équestre qui est fort de mon goût ;
mais aucun d’eux n’a eu l’esprit de deviner la
raison de ce caprice. Sachez que ce cavalier,
avec sa tête portée en avant et son attitude pen-
chée, me rappelle l’air de tête habituel d’un in-
grat qui m’a brusquement faussé compagnie pour
aller manger des sorbets sous les arcades des
Procuraties. Cette ressemblance me paraît frap-
pante et m’a fait perdre du temps à l’Acropole.
Quant à la figure , elle est assez mutilée pour
que je la puisse arranger à ma fantaisie. Je lui
ai donné les traits d’un excellent homme très-
susceptible, qui se brouille avec ses amis pour
des misères... Revenez vite parmi nous, homme
ombrageux et prompt à la colère; la société des
aimables rose-croix qui m’entourent ne suffit
plus à mon bonheur. Mais gardez d’apprendre
le grec . on m’a expliqué très-savamment que
les contrastes sont nécessaires au bonheur comme
à l’art, et qu’il est bon d’avoir, comme les ai-
mants, son pôle négatif. Préparez-vous à me
pardonner mes folies et rapportez-nous vos pré-
jugés, vos ignorances et surtout votre gaîté. En
$
302
« même temps, vous me rapporterez la mienne.
« qui s’en est allée avec vous. »
Après avoir dicté ce billet, la marquise, prenant
la plume des mains de milord, apposa sa signature
au bas de cette pièce d’importance et ajouta une
petite apostille que milord eut l’indiscrétion de me
faire lire le lendemain avant de jeter la lettre à la
poste. Elle était ainsi conçue :
« En vérité, peut-on vous pardonner de vous
« être monté la tête au sujet de notre invention
« des deux carnets ? Vous êtes comme un paysan
« qui prendrait ombrage lui-même de l’épouvan-
« tail dressé dans son champ pour en écarter les
« moineaux. Et puis , rappelez-vous qu'au dire
« d’un sage, les grandes passions sont au-dessus
« de la jalousie. A l’avenir, soyez plus raisonnable,
« ou l’on se brouillera sérieusement avec vous. »
Pendant que la marquise traçait rapidement ces
mots , le chevalier, dont la figure peignait depuis
un moment la plus vive contrariété, se tourna vers
le docteur et lui dit à voix basse : « Cette femme
n’a ni queue, ni tête. » Mais il avait trop d’amour-
propre pour trahir ouvertement son dépit et, com-
posant son visage, il se hâta de féliciter la mar-
303
quise d’un acte de clémence qui faisait le plus
grand honneur à sa générosité. Et de Nanni, qu’en
dirai-je? Dès l’instant que la marquise avait com-
mencé ses confessions, on n’avait pas aperçu le vi-
sage du pauvre enfant, car, nous tournant le dos
et portant ses regards du côté de l’entrée de la
tonnelle, il était demeuré immobile et silencieux.
Enfin il se leva brusquement et fit volte-face. Je
frémis en le considérant. Son visage était pâle
comme la mort , ses lèvres étaient agitées d’un
mouvement convulsif. Je ne sais quelle folie il allait
dire, mais ses yeux rencontrèrent le regard sombre
et presque menaçant de l’abbé attaché sur lui. Ce
regard lui rendit la force de se contenir, et faisant
un suprême effort sur lui -même, il s’écria avec une
gaîté amère :
— Pour ce qui est de moi, Madame, je ne crois
pas aux compromis. Entre la lyre et le flageolet,
il faut choisir ; ces deux instruments ne s’accordent
pas plus ensemble que les fêtes de la poésie avec
les sots contentements du vulgaire. Quand on a
eu la gloire d’être calife, Madame, ne fût-ce que
vingt-quatre heures, il faut vivre sur ses souvenirs
et sur l’espérance de reconquérir un jour un état
304
si glorieux ; — il n’y a que les petites âmes qui
prennent facilement leur parti de redevenir des
Abou-Hassan. Mais s’il ne s’agit que d’être heu-
reux , alors chassons loin de nous toute ambition
et cherchons la paix et le repos dans la médiocrité
de l’âme et de la pensée ; car, ainsi que vous le
dira la romance que je vais avoir l’honneur de
vous chanter, pour apprendre la recette du bon-
heur, c’est aux ânes et aux corbeaux qu’il se faut
adresser.
A ces mots, il sortit en courant de la tonnelle
et reparut bientôt tenant à la main une guitare
qu’il se mit à accorder et dont il s’accompagna
pour nous chanter sa chanson. Le sujet n’en était
pas gai. Il s’agissait de trois pauvres fous, dont le
premier était un chevalier, le second un poëte, et
le troisième un amoureux, qui, montés sur des
ânes, se rencontraient dans la clairière d’un bois,
au pied d’une haute montagne , et mettaient pied
à terre pour se raconter leurs aventures. Le che-
valier avait consacré son épée au service des petits
et des opprimés, mais le monde l’avait méconnu,
méprisé, abreuvé d’outrages, et il s’en allait cher-
cher un refuge au sommet de la montagne, pour y
305
jouir, disait-il, de l’entretien des tempêtes, « car
les vents du ciel ont le cœur plus tendre que les
hommes. » Le poëte, de son côté, se vantait d’a-
voir deviné les secrets des dieux, qui s’étalent ven-
gés en répandant sur son esprit la nuit d’une lu-
gubre folie ; *il avait le froid de la mort dans la tête
et comme un charbon ardent dans ses entrailles,
et il s’en allait sur la montagne pour s’y coucher
sur le dos, jusqu’à ce qu’un manteau de neige et
de glace, enveloppant sa poitrine, y eût éteint le
feu qui la dévorait. Enfin, l’amoureux disait :
— Frères, je suis encore plus malheureux que
vous. J’errais dans les sentiers de la vie, quand
un jour le Ciel me fit rencontrer un trésor. Et ce
trésor était un cœur de femme.
— Ce cœur était pur et brillant comme un dia-
mant ; il resplendissait de mille feux qui échauf-
faient mon âme et éclairaient la nuit de mes pen-
sées.
— Je me tenais immobile devant lui et, age-
nouillé comme un dévot en prières, je lui deman-
dais pour toute aumône de me permettre de le re-
garder.
— Un jour pourtant je devins plus hardi , je
20
306
voulus saisir entre mes mains ce divin diamant ;
mais à peine l’eus-je touché qu’il se brisa en mille
morceaux.
— Et maintenant je m’en vais, moi aussi, sur
la montagne, pour voir si, en touchant du doigt le
firmament, je ne pourrai pas réduire en poussière
toutes les planètes et les étoiles.
— Et tandis que les trois fous parlaient ainsi,
leurs trois ânes tondaient un chardon.
— Dieu ! que nous avons l’âme mélancolique !
disaient-ils tous trois. Ce monde est mal fait, on
ne s’y peut retourner sans souffrir.
— Il y a peut-être quelque part de longs prés
verts qui n’en finissent pas et des ânesses belles
comme l’amour.
— Mais tenons ferme , car ce chardon est ex-
quis, et la sagesse est d’avaler les épines sans s’é-
trangler.
— Une heure après, la clairière était vide et le
silence de la forêt n’était rompu que par deux voix
rauques qui sortaient d’un nid.
— C’était un corbeau et sa corbine ; c’était une
corbine et son corbeau. Ils mangeaient d’un même
appétit deux grosses noix, et en mangeant, le cor-
307
beau disait : Nous nous sommes toujours aimés.
— Et nous nous aimerons toujours, — répondait
la corbine.
Quand Nanni eut cessé de chanter, il resta de-
bout, promenant ses doigts à l’aventure sur les
cordes de la guitare , l’œil enflammé , prêt à se
trahir et à laisser déborder sur ses lèvres la folie
qui bouillonnait dans son sein. Mais l’abbé, le re-
gardant fixement :
— Votre chanson, Nanni, n’a pas le sens com-
mun, — lui dit-il d’un ton sec et sévère , — et
vous n’entendez rien à l’histoire naturelle. Ce n’est
pas des corbeaux, mais des rossignols, qu’il faut
vanter les éternelles amours.
— Cela rentre dans ma théorie, — lui dis-je,
— car, sur chaque couple de rossignols, il n’y a
qu’un des époux qui chante.
- Nanni se rassit. Pour la seconde fois, le regard
de l’abbé l’avait rendu à lui-même et avait dissipé
la méchante ivresse dont les fumées troublaient
son cerveau. Je m’éloignai quelques instants pour
aller régler les comptes avec le cafedji. A mon re-
tour, je retrouvai toutes nos cigales conversant
paisiblement sur l’avenir de la Grèce. La lune s’é-
m
tait levée, on éteignit les lanternes pour mieux
jouir de ses douces clartés. A la faveur de cette
lampe céleste, dont les rayons, perçant la feuillée,
semaient des diamants autour de nous, la mar-
quise, assise au fond de la tonnelle, m’apparais-
sait comme un gracieux et charmant fantôme ;
l’ombre des feuilles remuées par les soupirs de la
brise flottait sur sa robe blanche, ses magnifiques
cheveux, un peu dérangés, laissaient pendre de
longues boucles soyeuses qui se jouaient sur son
épaule droite, et son cou mince et délicat ondulait
comme un roseau bercé par le vent. Nanni jetait
sur elle à la dérobée de longs regards éperdus, où
perçait la tristesse d’un éternel adieu, tandis que
le chevalier attachait des yeux de faune en colère
sur ses jolis pieds qui s’amusaient à agacer Ugiy,
accroupi devant elle. Milord avait un air épanoui
et radieux qui faisait plaisir à voir. Le docteur ri-
canait et, goguenard ait en fumant son inépuisable
narghilé, et l’abbé, à son ordinaire, parlait par sen-
tences, tout en observant Nanni, comme un médecin
fait un fou qu’il cherche à tenir en respect. Ils par-
laient tous avec animation de la Grèce et de son
avenir, et cependant chacun d’eux avait l’esprit
309
préoccupé de tout autres pensées , mais leurs es-
pérances, leurs joies, leur dépit, leurs désirs, leur
douleur, ne se révélaient ni dans leur ton, ni dans
leur langage. Par moments l’enfant reprenait la
guitare et en tirait quelques accords ; puis on re-
commençait à causer ; à la voix aiguë du che-
valier qui ne quittait pas la chanterelle et aux
notes flûtées de la marquise, répondait le joyeux
baryton du docteur que dominait de temps en
temps la grosse basse étoffée de l’abbé, et par in-
tervalles montait dans l’air comme une fusée un
éclat de rire étincelant du pauvre Nanni, dont la
gaîté forcée me serrait le cœur.
Cependant , par l’effet des fumées, du vin de
Chypre et de Marsalla, auxquelles je résiste assez
mal, une sorte d’engourdissement voisin du som-
meil s’empara peu à peu de mon esprit et, fer-
mant les yeux, je finis par tomber dans une rê-
verie vague qui remplit mon cerveau de visions
bizarres et incohérentes. Je vis d’abord la proces-
sion des Panathénées défiler devant moi, jusqu’à
ce que la Panagia apparaissant tout à coup dans
les airs, les vierges, les- musiciens, les éphèbes
couronnés d’olivier pâlirent, s’effacèrent et s’éva-
310
nouirent dans l’espace, et une voix retentit qui di-
sait : Le dieu Pan est mort. Quelques instants
après, un satyre aux oreilles pointues s’approcha
de moi et me dit en ricanant : Pan n’est pas mort ,
il n’est qu’endormi, et quand il se réveillera, c’en
sera fait de la Panagia. Puis je ne vis plus rien que
Nanni prosterné aux pieds de la marquise qui le
chassait de sa présence par un geste impérieux et
méprisant. Tout à coup, la carj^atide que j’avais
contemplée le matin à l’Érechthée, vint se placer
entre la marquise et Nanni, et tendant les bras à
l’enfant : Moi seule je suis digne de ton amour, —
lui dit-elle; — viens à moi, je te consolerai.
En ce moment je rouvris les yeux et je vis, à
deux pas de moi, la marquise et milord qui m’ob-
servaient curieusement, tandis qu’un peu plus loin
le docteur me montrait du doigt au chevalier et
à l’abbé et paraissait les égayer à mes dépens.
— Eh bien ! vous êtes poli, — me dit 1a, mar-
quise, — et c’est contentement de voir comme vous
vous employez à distraire par les charmes de votre
conversation une pauvre femme qui se plaint d'a-
voir des vapeurs.
— Pendant votre sommeil , — s’écria le doc-
311
teur, — nous avons fait de la besogne. Nous ve-
nons de résoudre mathématiquement le problème
de la régénération de la Grèce.
— C’est bien à vous, — répondis-je en prome-
nant mes yeux autour de moi, — mais où est l’en-
fant ?
— Il est parti, — me dit la marquise, — après
vous avoir mis dans l’équipage que voici.
Je m’aperçus alors que j’avais une couronne
d’olivier sur la tête et que, dans chacune de mes
mains, je tenais l’un des tronçons du pipeau de
milord.
— Comme j’allais décerner la couronne à qui
de droit, — reprit-elle, — Nanni a déclaré sa re-
tirer du concours et m’a priée de m’en remettre
à lui du soin de désigner le vainqueur. J’y ai
consenti, et aussitôt il vous a couronné, déclarant
qu’il pensait se faire ainsi l’interprète de mes sen-
timents et que, bien que vous n’eussiez rien dit
du cheval , vous étiez de tous les orateurs de la
journée celui à qui j’avais le plus d’obligation ,
puisque vous m’aviez enseigné la théorie de la mé-
diocrité d’âme et du bonheur. Puis, s’emparant du
pipeau de milord, il l’a brisé en deux morceaux
312
qu’il vous a mis dans les mains en s’écriant : Hon-
neur à celui dont la sagesse réussit à triompher de
tous les désaccords de la vie, et que ce pipeau
brisé soit le signe et le trophée de sa victoire ! —
Là-dessus, me demandant si j’avais des commis-
sions pour Venise , il est parti sans attendre ma
réponse, et comme nous le rappelions, il s’est mis
à courir et il court encore.
En parlant ainsi, la marquise, en dépit de l’en-
jouement qu’elle affectait, avait un peu d’émotion
dans la voix ; je lui en sus gré comme d’une mar-
que de commisération pour les maux qu’avaient
causés ses beaux yeux et ses caprices. Mais elle
reprit tout son calme pour dire à l’abbé :
— Voyez cet enfant avant son départ pour Ve-
nise, mon cher abbé, et ne lui épargnez pas vos
conseils, car il a un tour d’esprit romanesque qui
lui fera du tort.
Minuit venait de sonner. Nous nous mîmes en
route pour retourner à Athènes. La lune inondait
la campagne d’une vapeur argentée; l’air était
d’une douceur charmante , et par instants nous
sentions passer sur nos fronts comme une caresse
les petites bouffées d’un vent tiède. Cependant la
313
marquise éprouvait une sorte de frissonnement fort
singulier, et, se plaignant d’avoir froid, elle prit le
bras de milord et le pria de hâter le pas. L’abbé
et moi nous restâmes un peu en arrière. Le mou-
vement de la marche réveilla peu à peu mes sens
assoupis et je devins fort expansif. En dépit des
sympathies que je ressentais pour les chagrins de
Nanni, j’étais si fier de la perspicacité dont j’avais
fait preuve dans toute cette affaire et de l’élo-
quence avec laquelle j’avais plaidé la cause de mon
noble client, que je ne pus me tenir de m’en ouvrir
à l’abbé. Je me mis donc à lui vanter la faculté que
je possédais de pénétrer les secrets des âmes ; de
prime abord j’avais deviné le caractère de la mar-
quise tel que tantôt elle l’avait décrit elle-même ;
j’avais deviné aussi , en dépit des apparences ,
qu’elle aimait le comte et qu’elle avait pris plaisir
à lui causer un peu de jalousie ; j’avais deviné son
chagrin après la brouillerie, la peine qu'elle s’était
donnée pour le surmonter, la raison secrète des
inégalités d’humeur qu’elle avait fait paraître ; j’a-
vais deviné également ce qui lui plaisait si fort
dans le cavalier du Parthénon, les consolations
qu’elle allait chercher auprès de lui; enfin je contai
314
à l’abbé, pensant l’étonner beaucoup, la petite
scène muette qui s’était passée entre 1a. marquise
et Nanni , ce regard faussement interprété , les
folles illusions de l’enfant et la colère de la mar-
quise, le parti que j’en avais su tirer, l’habileté
insidieuse de mon discours... Que vous dirai-je en-
core ? Après m’avoir endormi, les fumées du vin de
Chypre surexcitaient mes esprits et je ne tarissais
pas sur mes louanges... L’abbé 11e me répondait
mot, sinon qu’il murmurait par intervalles entre
ses dents : Voilà qui est admirable... Voilà qui est
surprenant!... Voyez un peu l’habile homme!...
A la fin, ses exclamations ironiques m’impatientè-
rent, et je lui dis brusquement :
— Ma foi ! Monsieur le spéculatif, c’est affaire
à vous de vous gausser de ceux qui se chargent de
faire votre métier ! Car enfin , vous répondez un
peu, j’imagine, de l’âme et du bonheur de la belle
marquise. Mais, du haut des nuages où vous avez
établi votre séjour, vous ne daignez pas abaisser
un regard sur les misérables intérêts qui se dé-
battent ici-bas.. .
Il se mit à rire du bout des lèvres et, me pre-
nant par le bras ;
315
— Mon cher Monsieur, — me dit-il d’un ton
saccadé, — si je me moque un peu de vos poudres
de perlimpinpin, je vous tiens pour le plus honnête
homme du monde, et je ne crains pas de confier à
votre discrétion la petite histoire que voici, —
assurément vous ne m’en voudrez pas de vous con-
firmer par cette confidence dans la haute idée que
vous avez conçue de votre merveilleuse sagacité...
Vous savez qu'en sortant de la chapelle, la mar-
quise vint me trouver au jardin, où j’étais resté
seul, occupé à chevaucher sur mes nuages. Aussi-
tôt que je la vis venir, je marchai à sa rencontre,
et, quand je fus à deux pas d’elle, je lui dis en la
regardant fixement : Vous l’aimez, Madame, vos
regards tout à l’heure vous ont trahie... — Elle
pâlit et baissant les yeux : Comme on réussit à se
tromper soi-même! — me répondit-elle en souriant
tristement ; — jusqu’aujourd’hui je croyais avoir
pour lui un cœur de mère-grand... Et cependant
j’avais parfois le sentiment confus du danger qui
me menaçait ; de là ces accès d’irritation que vous
m’avez souvent reprochés, ces rudesses que je té-
moignais subitement au pauvre enfant... et, le
croirez-vous? ce que j’allais chercher le matin à
316
l’Acropole, c’était une ressemblance vague avec
un ami que je priais de m’aider à combattre ma
folie... Mais le calme rentrait bientôt dans mon
âme, je riais de mes terreurs imaginaires... Je
vous le dis sur ma conscience, mon père, c’est
tantôt, en le regardant, qu’il s’est passé je ne sais
quoi dans mon cœur... Oui, à cette heure je re-
connais que le danger est sérieux. Ne me grondez
pas, mon père, mais assistez-moi de vos conseils.
— Depuis longtemps, — lui dis-je, je suis attentif
à ce qui se passe en vous ; si je ne vous ai pas
avertie plus tôt, c’est que vous m’auriez sûrement
répondu que je rêvais, et je n’aime pas à perdre
mes paroles... — Là-dessus, nous nous mîmes à
arpenter les allées du jardin , et vous devinerez
sans peine, vous si subtil et si pénétrant, sur quoi
roula notre entretien, quand je vous apprendrai
que, vingt minutes plus tard, la marquise me dit
en poussant un profond soupir : Oui, vous avez
raison, il n’y faut plus songer, ce serait un roman
compliqué d’une trahison... — En ce moment nous
nous aperçûmes qu’on était à notre recherche, et
nous nous réfugiâmes dans un petit pavillon, situé
au bout du jardin , où l’on n’eût pas l’idée de
317
nous relancer. Nous y restâmes fort longtemps,
causant à voix basse, et la marquise finit par me
dire : Ainsi vous êtes, mon père, pour les remèdes
violents... Faire revenir au plus tôt l’ami, tandis
que lui... — Je le connais, — repartis-je; — en
le ménageant, nous irriterions son mal ; les âmes
fortes supportent mieux les grands coups, parce
qu’elles les jugent plus dignes de leur courage. Et
vous aussi, Madame, vous êtes une âme forte, les
traitements violents vous conviennent... — Ma
force, — me dit- elle en prenant mes mains entre
les siennes , — me vient de ce que vous m’avez
appris à ne pas croire à la fatalité des passions...
— Des passions de tête surtout ! — lui répondis-
je en souriant . — Nous restâmes quelques instants
à nous regarder, puis elle reprit : Ce que vous
nous avez dit aujourd’hui m’a fait du bien ; je me
sens au cœur une vaillance inaccoutumée ; il faut
en profiter... Demain peut-être ne serais-je plus
capable du grand effort que vous m’imposez... Mais
laissez-moi me recueillir pendant quelques minutes
et promenez- vous autour de ce pavillon. Seule-
ment que j’entende le bruit de vos pas — Et
maintenant, mon très-cher Monsieur, est-il besoin
318
de vous en dire davantage , et ce petit récit 11e
prouve-t-il pas suffisamment que je suis un homme
de la lune et un assez vilain égoïste, et que vous
êtes, vous, un philanthrope, aussi habile dans vos
expédients que perspicace dans vos conjectures !
Là-dessus, comme nous venions d’entrer dans
la ville, ce diable d’homme me tira une profonde
révérence et, enfilant une ruelle, disparut bientôt
à mes regards. Je demeurai, je le confesse, aba-
sourdi et quelque peu mortifié de la petite révéla-
tion qu’il venait de me faire. — Bah ! — me dis-je
enfin pour me consoler, — je n en garderai pas
moins dans l’esprit de milord tous les honneurs de
l’aventure !... — Puis , me frappant le front : Ah !
il me reste une chose à faire! — pensai-je; — je
m’en vais aller de ce pas consoler le pauvre en-
fant. Personne du moins ne songe en ce moment à
me ravir la gloire de cette bonne action !
Je m’acheminai vers le quartier où logeait Nanni,
et de loin , levant les yeux sur la fenêtre de sa
chambre, j’y aperçus de la lumière. Je me dirigeai
vers l’entrée de la maison, mais quelqu’un qui ve-
nait dans le sens opposé et qui rasait les murailles,
me gagnant de vitesse, arriva à la porte avant
319
moi, et là, se retournant, me cria d’une voix rude :
Ah çà ! que venez- vous faire ici? — C’était l’abbé,
comme vous pensez bien, lequel, sans attendre de
réponse, monta rapidement l’escalier.
Je le suivis et, entrant sans frapper, nous trou-
vâmes Nanni occupé à faire ses malles. 11 ne parut
pas m’apercevoir, mais s’avançant d’un pas chan-
celant à la rencontre de l’abbé, il se jeta dans ses
bras en fondant en larmes.
L’abbé s’assit dans un fauteuil, l’enfant s’age-
nouilla devant lui, la tête collée sur ses genoux
et laissa son pauvre cœur se dégonfler en longs
sanglots. Je voulus m’approcher, mais l’abbé me
renvoya par un geste impérieux. Il demeura quel-
ques instants dans le silence , se contentant d’en-
rouler autour de ses doigts les longs cheveux do-
rés de Nanni. Puis il commença de lui parler à
voix si basse que je ne pus entendre un mot.
Debout devant une table ronde, je me mis, pour
passer le temps, à examiner un portrait sur émail
qui me tomba sous la main. Ce portrait, qui
ne m’était pas inconnu , m’avait suggéré depuis
longtemps l’idée que Nanni avait laissé à Venise
une fiancée, et certaines explications embarrassées
320
du jeune homme m’avaient confirmé dans cette
conjecture... Rien de plus frais, de plus gracieux,
de plus délicieusement poétique que la belle en-
fant peinte sur cet émail. Une virginale candeur
respirait sur son beau front penché et ses grands
yeux châtains laissaient échapper un regard un
peu pensif qui semblait dire : Devine-moi , j’en
vaux la peine.
L’abbé me fit signe de lui apporter ce portrait
et, le lui ayant remis, je fus m’asseoir au fond de
la chambre. Je remarquai qu’à plusieurs reprises
il l’approcha des lèvres de Nanni ; deux fois je vis
le pauvre garçon détourner la tête, la troisième
fois il ne se recula pas et sa bouche effleura l’émail.
Cependant l’abbé ne cessait pas de l’entretenir à
voix basse. Que pouvait-il lui dire? Quelle élo-
quence était capable de consoler un si grand dés-
espoir?.., Ce qui est certain, c’est qu’au moment
où une horloge voisine sonnait deux heures, l’en-
fant releva la tête et, sur ce visage inondé de lar-
mes, je crus apercevoir, — ô miracle! — comme
la première aurore d’un sourire.
Alors, m’élançant vers eux, je m’écriai :
— De grâce, étrange abbé, comment vous y
321
êtes- vous pris pour consoler cet enfant? Lui avez-
vous cité Spinosa ou l’Évangile? Lui avez-vous
parlé de la Vierge des Panathénées ou de celle
qu’on adore à Ptome.
Tl me regarda d’un air ironique.
— Que vous importe ? — me répondit-il froide-
ment, — et de quoi vous mettez-vous en peine ?
Puis, se ravisant, il me dit en attachant sur moi
ses yeux d’aigle ou de lion :
— Puisqu’il est dit que nous ne pouvons parler
aujourd’hui que de chevaux, je lui vantais le sort
de ces nobles coursiers, consacrés aux autels, qui
paissaient librement dans l’enclos d’un temple, et,
par la fierté de leur maintien, semblaient dire :
Un dieu seul est notre maître !
FIN.
21